J'ai assisté accidentellement à un prélèvement d'organes sur un enfant décédé (il devait avoir 7 ou 8 ans) et ai été traumatisée par ce "spectacle". Au-dessus de l'enfant mort que l'on éventrait pour prélever les organes, deux chirurgiens s'affrontaient sans ménagement, l'un étant satisfait que les parents aient autorisé le prélèvement d'organes sur leur fils décédé, tandis que l'autre avait l'air beaucoup moins certain du bien-fondé de ce qui se déroulait. D'ailleurs ce dernier n'oeuvrait pas, il a simplement eu un début de discussion houleux avec ses collègues puis a brusquement quitté le bloc.
Je suis ressortie en complet état de choc : je venais d'assister à une scène bouleversante : on ranime le coeur et les poumons de l'enfant décédé pour pouvoir le prélever. L'un des chirurgiens de l'équipe de prélèvement a même fait la remarque suivante :
"- On vient de ressusciter un mort !"
N'ayant aucune connaissance médicale en matière de réanimation, vu de l'extérieur, j'ai purement et simplement vu le spectacle suivant : l'enfant revit ! Et c'est précisément à ce moment là qu'on procède à l'éventration pour prendre les organes (coeur, poumons...), sans aucune anesthésie au préalable (puisqu'il est mort...)
L'enfant était encore chaud, on avait d'ailleurs dit à la famille : "-Vous allez voir, il est encore chaud, mais il ne vit plus". Il faut bien avouer qu'il y a une contradiction dans les termes quand on dit : "-On va prélever les organes vivants de votre enfant mort" !!
Je ne savais que penser, puisque visiblement un conflit faisait rage entre deux chirurgiens au sein de l'équipe qui oeuvrait dans l'urgence afin de prélever les organes, l'un des deux ayant brusquement quitté le bloc. Si encore j'avais pu me dire : bon, c'est terrible ce que j'ai vu, mais c'est pour la bonne cause, n'est-ce pas ? Mais j'ai pu constater que visiblement il y avait un conflit !
Comment pouvais-je être certaine de ce que j'avais vu, et de bien le comprendre, moi qui viens du grand public, qui ne connais que ce qui filtre des actus : les progrès techniques en matière de transplantation d'organes, les progrès dans le traitement des rejets de greffons, les luttes héroïques des pionniers de la transplantation! Car il faut bien admettre que les greffes, ça marche, on sauve la vie des gens avec !
Aujourd'hui encore, ces images d'il y a quelques années me hantent, et je cherche une réponse...
J'ai travaillé au sein d'une société qui commercialise du matériel chirurgical et ai donc eu l'occasion d'entendre les confidences de chirurgiens qui eux aussi ont été "choqués"(au sens de "saisis" plus qu'au sens d'"indignés", du moins je l'espère) par la pratique du prélèvement d'organes sur donneur "décédé".
Par la suite, j'ai lu le livre du Dr. Andronikof : "Médecin aux Urgences". Ce livre a mis des mots sur ce que je ressens et qui m'étouffe depuis trois ans.
J'ai aussi compris qu'il n'était pas tout à fait politiquement correct pour un chirurgien de l'AP-HP d'exprimer ce désarroi sur la place publique, et que le désarroi en question se transmettait bien plus souvent sous le manteau que sur la place publique.
J'ai donc voulu faire parler "les voix sous le manteau" sur mon blog.
Je dois dire qu'à l'heure qu'il est je suis un peu désorientée : je n'arrive pas à savoir si je veux être donneur d'organes ou pas, s'il arrivait qu'un jour je me retrouve en état de mort cérébrale.
Face à tous ces changements :
- re-définition de la mort en aout 2004 afin de pouvoir favoriser la pratique des transplantations d'organes,
- nouvelle agence de Biomédecine qui chapeaute en France depuis mai 2005 toutes les questions liées au développement des nouvelles techniques et technologies médicales (procréation assistée, clonage à visée thérapeutique, prélèvement d'organes),
- querelle des spécialistes car les pratiques du prélèvement d'organes sont loin de faire l'unanimité au sein du corps médical,
- politisation du problème. Mais au moins le Sénat réfléchit d'avantage à ces problèmes éthiques et médicaux, désormais ! Voilà au moins une bonne chose !
Face à tout cela, il me faut le temps de prendre du recul, de mesurer l'évolution des pratiques et des mentalités. Pour l'heure, il me semble qu'on adapte sans hésiter l'éthique aux besoins...
Si je suis en état de mort cérébrale ou d'arrêt cardiaque et qu'on me prélève, est-il certain que je ne ressentirai aucune douleur ?
Y-a-t-il une seule réponse ou est-ce au cas par cas ?? Autant de questions que je me pose encore ... et auxquelles la création de l'Agence de Biomédecine (en mai 2005) devrait répondre !...
Je cite le Professeur Jean Marty, chef du service anesthésie-réanimation à l'hôpital Beaujon de Clichy :
"'Le mort saisit le vif.'
Il existe une face cachée, plus ingrate, négligée ou mal reconnue, qui se pratique dans le deuil, la souffrance et l'isolement. Elle consiste à maintenir en vie les organes d'un patient déjà mort en vue de les greffer sur d'autres.[...]
Qui se doute que ce travail sur le mort est quelquefois terrifiant et ne se fait pas sans une profonde souffrance et un questionnement incessant sur les problèmes éthiques et moraux qu'il pose ? Qui peut annoncer sans faiblir aux familles, aux parents, la mort d'un des leurs, dans des conditions souvent tragiques, parfois en pleine nuit, avouer son impuissance : 'On n'a rien pu faire', affronter leur désespoir, leur révolte et leur demander, en même temps, l'autorisation d'effectuer des prélèvements ?
Seul l'espoir de sauver une vie, de réinvestir le vivant au sens littéral de l'ancienne formule juridique du Moyen Age 'le mort saisit le vif', permet de continuer la tâche. Car peut-on envisager d'autres possibilités de greffes que le prélèvement sur un mort?"
Salle d'Opération. Des chirurgiens racontent. Editions de l'Archipel, 2003. Préface par le Professeur Christian Cabrol.
Copyright © L'Archipel, 2003.
Et maintenant je cite Jacqueline Dauxois et le Dr. Marc Andronikof :
« M. Andronikof : Le prélèvement tel qu’il est pratiqué aujourd’hui consiste à vous tuer. On accélère votre mort pour vous prélever. Tout doit être utile.
J. Dauxois : Vivant, on donne un morceau de soi, alors que dans le coma, tout est enlevé.
M. Andronikof : On vous prend tout : le cœur, les poumons, le foie, les reins, l’intestin, le pancréas, etc. Il ne reste rien.
J. Dauxois : Donc, dans un cas, on reste entier, moins un fragment d’organe qui se cicatrise ou se reforme et dans l’autre cas, on me dépèce […] Nous parlons de la transplantation, mais je n’ai aucune idée de la manière dont on procède […]
M. Andronikof : Dans une opération, on est au moins deux, plus l’instrumentiste, donc trois. Pour prélever les reins arrivent les urologues, deux plus un ; pour le cœur les cardiologues, deux plus un, pour le foie, autre équipe, deux plus un, et ça continue ! […] Les seuls organes qui peuvent attendre quelques heures, ce sont les reins, mais le cœur et le foie doivent être transplantés tout de suite. […]. Tous ceux qui participent se sentent extrêmement importants puisque depuis trente ans on leur répète que c’est génial ce qu’ils font, et c’est vrai. […] Si vous supprimez la transplantation, des pans entiers de la médecine en Occident s’effondrent. […] Cela pourrait être la conclusion sur les transplantations : on ne peut donner que de son vivant, et tout autre mode de transplantation est inenvisageable. »
Jacqueline Dauxois ; Dr. Marc Andronikof : Médecin aux Urgences, Editions du Rocher, 2005. © Editions du Rocher, 2005.