Scientific MOOCs follower. Author of Airpocalypse, a techno-medical thriller (Out Summer 2017)


Welcome to the digital era of biology (and to this modest blog I started in early 2005).

To cure many diseases, like cancer or cystic fibrosis, we will need to target genes (mutations, for ex.), not organs! I am convinced that the future of replacement medicine (organ transplant) is genomics (the science of the human genome). In 10 years we will be replacing (modifying) genes; not organs!


Anticipating the $100 genome era and the P4™ medicine revolution. P4 Medicine (Predictive, Personalized, Preventive, & Participatory): Catalyzing a Revolution from Reactive to Proactive Medicine.


I am an early adopter of scientific MOOCs. I've earned myself four MIT digital diplomas: 7.00x, 7.28x1, 7.28.x2 and 7QBWx. Instructor of 7.00x: Eric Lander PhD.

Upcoming books: Airpocalypse, a medical thriller (action taking place in Beijing) 2017; Jesus CRISPR Superstar, a sci-fi -- French title: La Passion du CRISPR (2018).

I love Genomics. Would you rather donate your data, or... your vital organs? Imagine all the people sharing their data...

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"Le don d'organes, on peut en parler, il n'y a pas de tabous"

==> Lire cet article sur AgoraVox, le journal citoyen en ligne : lien.

Hier soir on a pu voir sur France 3 l'émission "Sauvez des vies : vos questions, nos réponses" (lien).

"En France, près de 20 000 personnes meurent chaque année d’accidents dans leur environnement familier (à la maison, au travail, sur les routes...), soit quatre fois plus qu’à cause des accidents de la route. Pourtant, un plus grand nombre de vies pourraient être épargnées si une personne sur cinq connaissait les gestes d’urgence et si une majorité d’entre nous étaient favorables au don d’organes.

Les médecins, les chirurgiens, les transfuseurs, les urgentistes sont capables de performances supérieures au bilan affiché, mais il manque des donneurs de sang et d’organes, des sauveteurs et parfois simplement de bons réflexes. Chacun de nous sait encore trop peu qu’il est possible de sauver des vies en donnant un peu de soi ou simplement en pratiquant des gestes simples. En cas d’urgence, c’est souvent dans les premières minutes qu’il faut agir, malheureusement, moins de 7 pour cent des Français se forment chaque année aux premiers secours."


"Le don d'organes, on peut en parler, il n'y a pas de tabous", disait un des intervenants de l'émission.

Alors, parlons-en.

Le prélèvement d'organes consiste à prélever des organes "vitaux" sur un "mort", a rappelé un autre intervenant.

Prélever des organes vitaux sur un mort ? Comment est-ce possible ? Est-ce que cela a un lien avec le douloureux problème de pénurie d'organes à greffer ou "greffons" ? Les transplantations ont-elles un côté transgressif ? Je vous propose d'essayer d'en parler, sans tabous, en partageant ici quelques interrogations. Il ne s’agit ni d’information, ni de promotion, mais simplement d’un questionnement pédagogique, que je fais à titre d’enseignante, sur le don d’organes. Le discours public parle de donner ses organes "après sa mort". Donner ce qui ne sert plus à rien, est-ce si généreux ? Lorsque des vieux meubles m’encombrent, je les donne à Emmaüs. Don anonyme et gratuit. Il ne s’agit pas là d’un don extraordinairement généreux, car il y a contre-don. En échange de mon don, Emmaüs me débarrasse de "vieilleries" qui m’encombrent. Le contre-don, dans l’affaire des transplantations (prélèvement et greffe d’organes vitaux et de tissus), n’est pas si évident.

"Donner ses organes après sa mort "

La "règle du donneur mort"
- prévaut depuis le début des transplantations
- a force de loi.

Le donneur d’organes que l’on va prélever (organes dits cadavériques) est mort. Sa mort est inscrite dans la loi (lois bioéthiques d’août 2004, en révision à horizon 2010). Or, s’il n’y a qu’une seule question à se poser sur le sujet, ce serait celle-ci : n’y a t-il pas quelque paradoxe à prélever des organes vitaux sur un mort ? Car c’est bien de cela dont il s’agit : ce ne sont pas des organes morts qui sont prélevés, et qui seraient ensuite rappelés à la vie comme par magie. Non. Ce sont des organes vitaux maintenus en état, à des fins de transplantation (i.e. : prélèvement et greffe). La "règle du donneur mort" constitue donc un périlleux exercice d’équilibre : faire en sorte qu’un patient soit suffisamment mort sur le plan légal, tout en étant suffisamment vivant pour pouvoir fournir des "greffons" viables à des fins de transplantation.

Début 2005, j’ai posé la question suivante aux acteurs et aux institutionnels des transplantations : s’il m’arrive de me retrouver en mort encéphalique et d’accepter le prélèvement de mes organes, c’est-à-dire de ne pas m’y opposer, vais-je souffrir lors du prélèvement ? Ma question pouvait paraître incongrue, car un mort, cela n’a mal nulle part. Pourtant, j’ai eu des réponses plus surprenantes les unes que les autres, révélant ce qu’il faut bien se résoudre à appeler incertitudes, paradoxes et autres contradictions.

En effet, interrogés sur la mort du donneur d’organes, les institutionnels (Agence de la Biomédecine) et le corps médical répondent sur la beauté du don. Je demande une information (concernant la toute fin de vie du donneur d’organes), on me répond par un discours de promotion (la beauté et la générosité du don). Or promouvoir n’est pas informer, et vice-versa. De prime-abord, on peut donc observer que la "règle du donneur mort" s’inscrit dans un contexte de promotion du don d’organes (afin de faire face à la "pénurie de greffons").

Voyons à présent de plus près ces réponses, qui datent de mars 2005.

Réponse du Professeur Christian Cabrol, pionnier des greffes cardiaques en Europe, 8 mars 2005 (extrait) :

"Je vous rassure tout de suite, ce qu’on appelle l’état de mort cérébrale est la destruction du cerveau, destruction totale car dans les premiers temps de découverte de ce syndrome, nous avons été amenés à faire des opérations neurochirurgicales pour nous assurer des lésions cérébrales et nous avons trouvé dans tous les cas une véritable bouillie du cerveau qui était entièrement détruit. Par conséquent il n’existe aucune possibilité de sensation douloureuse, on est malheureusement mort et bien mort. Les organes sont d’ailleurs seulement maintenus quelques heures en fonctionnement grâce à une réanimation artificielle."

Le diagnostic de mort repose donc sur une incompétence du cerveau, nommée "syndrome". Un syndrome est un "groupe de plusieurs symptômes caractéristiques d'une maladie déterminée et constituant une entité clinique reconnaissable." (Source) Mais comment diagnostiquer cette incompétence à coup sûr ? Poursuivons la lecture du courrier cité : "Je crois donc qu’il faut bien distinguer toute une série de cas de lésions cérébrales, des comas plus ou moins légers ou profonds, des syndromes végétatifs où le cerveau peut encore diriger lui-même toutes les fonctions du corps (…). La mort cérébrale, la destruction du cerveau, elle, est tout à fait différente de ces cas là. Je peux donc vous rassurer complètement".

"Je crois". Simple figure de rhétorique, témoignant d’un souci de pédagogie, ou … constat que la seule science médicale échoue à définir la mort ? Il y aurait donc le coma et le coma dépassé, seul ce dernier équivalant à la mort. Cette mort encéphalique, ce syndrome ou groupe de plusieurs symptômes annonçant la mort d’un individu est propre à la seule espèce humaine (elle est inconnue chez les animaux). Elle permet d’anticiper la mort. Nul n’est revenu de cet état de mort encéphalique.

Anticiper la mort ?

Un constat de décès précoce est souhaitable. Ainsi, le Dr. François Paysant, du CHU de Rennes, service de Médecine légale, disait en 1998 : "[...] un constat de décès précoce est souhaitable. Le taux de réussite de la transplantation de l’organe est en relation avec le délai entre la mort et le prélèvement".

La "mort encéphalique" constitue donc un constat de décès anticipé sur le plan légal, afin de permettre les transplantations d’organes. En clair : la mort légale de notre potentiel donneur d’organes (en état de mort encéphalique) précède sa mort sur le plan physiologique, qui aura lieu au bloc, lors du prélèvement des organes de ce potentiel donneur, pour "peu" que ses proches ne se soient pas opposés à ce prélèvement.

Excusez-moi du "peu" …

Cette anticipation peut être justifiée par l’irréversibilité de l’état dans lequel se trouve notre potentiel donneur. On dira alors que le fondement éthique des transplantations repose sur l’irréversibilité d’un constat de décès. Pourquoi pas ? Pour autant, cette anticipation peut être problématique. Pourrait-il arriver qu’à force d’anticiper (par exemple pour se plier aux contraintes logistiques d’un prélèvement d’organes) on en arrive à prélever des patients se trouvant dans un état de coma profond et non (ou pas encore) en coma dépassé ? Est-il éthique d’anticiper la "mort encéphalique" chez un patient qui n’est pas encore un potentiel donneur ? Où se situe la frontière entre patient et potentiel donneur ? Quoi qu’il en soit, notons que l’anticipation du constat de décès est désormais inscrite dans la loi (lois bioéthiques de 2004), afin de permettre les prélèvements d’organes, et que cette anticipation repose sur l'irréversibilité d'un état.

La réponse de Mme Carine Camby, alors Directrice Générale de l’Etablissement Français des Greffes (EFG, 21 mars 2005), indique qu’il "ne faut pas confondre coma prolongé et état de mort encéphalique." Il n’est pas fait mention de "coma profond" dans ce courriel. Pourtant ce coma profond est le seul qui soit, de prime abord, connu par le Candide, ou Lambda, usager de la santé. La réponse des coordinatrices responsables des prélèvements multi organes sur le groupe hospitalier de la Pitié Salpêtrière (Paris), reçue sous forme de courriel le 25 mars 2005, indique qu’il ne faut pas confondre coma végétatif et "locked-in syndrom" d’une part et mort encéphalique de l’autre. Ces deux courriers ne mentionnent pas non plus le terme de "coma profond". La lettre du Dr. Jean-Jacques Colpart (EFG), du 17 mars 2005, précise qu’il ne faut plus parler de "coma dépassé", mais de "mort encéphalique", afin d’éviter toute confusion :

"Dans l’état de coma, effectivement le sujet peut ressentir certaines sensations. Pour éviter toute confusion avec le coma prolongé, le terme de coma dépassé doit être banni et remplacé par mort encéphalique ou à défaut mort cérébrale".

Ici, l’avantage est que la réponse à la question de la douleur est claire : dans l’état de mort encéphalique, "aucune perception n’est possible, la douleur ne peut être ressentie que par l’intermédiaire du cerveau donc elle ne peut plus parvenir lorsque celui-ci est totalement détruit."

Voilà qui répond à la question de la douleur. Mais où se situe exactement la frontière entre coma profond et coma dépassé ? Ces courriers ne me renseignant pas sur le sujet, la réponse à la question de la douleur reste donc en suspens. Notons au passage un paradoxe de taille : nulle part il n’est fait mention d’une anesthésie du donneur d’organes au préalable du prélèvement des organes. Un mort, cela n’a mal nulle part. Or il est dit dans le discours public sur le don d’organes que le prélèvement d’organes constitue une opération chirurgicale ordinaire. Cette dernière a pour préalable l’anesthésie du patient. Et si on en disait plus au grand public sur l’anesthésie du donneur d’organes ? Les manœuvres de réanimation visant à conserver les organes sont-elles précédées d’une anesthésie ? Celle-ci est-elle possible dans ce contexte ? Autant de questions, pourtant essentielles pour prendre position sur le don d’organes pour peu qu’on veuille bien considérer la question de la toute fin de vie du donneur d’organes. Autant de questions, pourtant invalidées par la règle du donneur mort. "Un mort, cela n’a mal nulle part".

Je cite un extrait de témoignage de parents confrontés au don d’organes de leur enfant en état de mort encéphalique : "On nous avait dit qu’il était mort, alors qu’il nous semblait encore chaud et simplement dormir." (Magazine de la Santé, mai 2009). Cet aspect de mort peu conventionnelle a d'ailleurs été rappelé dans l'émission d'hier soir par un jeune greffé des poumons.

Je cite à présent un passage du livre du Professeur Christian Cabrol, "De tout cœur", publié en mars 2006 aux Editions Odile Jacob (pages 104-105) :

"Demander le témoignage à la famille ? Mais ce témoignage, qu'il est douloureux à solliciter ! La mort de l'être cher que cette famille pleure a été brutale, imprévue, dramatique, elle est survenue en pleine santé. Pour le réanimateur qui a la charge de cette demande, il est bien difficile dans ces moments si pénibles de parler à la famille du don d'organes dont le plus souvent elle n'a jamais eu connaissance. De plus, l'aspect de cette mort est si inhabituel ; car ce n'est pas à la morgue, devant un cadavre froid, inerte, livide que l'on va amener cette famille. Mais en salle de réanimation, devant leur parent qui semble dormir, qui paraît respirer car les mouvements du thorax sont assurés par le respirateur mécanique, qui est chaud, rose, car le sang circule et le cœur bat. Comment devant une telle apparence de vie cette famille peut-elle croire à la mort ? Aussi, lorsque, avec toutes les précautions et la délicatesse désirables, la question de l'existence éventuelle d'un refus du défunt au don d'organes est posée, un tiers des familles évoque un 'non' ; 'non' qui exprime le plus souvent, plus qu'un refus du don, un refus de cette mort inacceptable".

Si la mort d’un enfant est inacceptable, ce n’est pas pour autant qu’il faut assimiler l’inacceptable ou le refus de la mort d’un enfant d’une part avec, d’autre part, la difficulté à accepter cette mort peu conventionnelle, où le mort n’est pas encore refroidi. Ce mort à l'aspect peu conventionnel n'est "plus tout à fait du côté de la vie, mais pas encore du côté de la mort" (Claire Boileau, "Dans le dédale du don d’organes".)

Dans sa réponse du 17 mars 2005, le Professeur Iradj Gandjbakhch, qui dirige le service de chirurgie thoracique et cardiovasculaire du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, parle de la mort encéphalique comme d’un diagnostic de mort à cœur battant :

"(…) il est possible d’avoir le cœur qui continue à se battre [sic] pendant une période brève tandis que la personne est morte du fait de la destruction de son cerveau."

Or, comme l’a écrit une lectrice sur AgoraVox en commentaire suite à mon article intitulé : "Enquête sur la mort encéphalique" :

"J’ignorais que les médecins pouvaient prononcer la mort d’un patient à cœur battant !".

Un mort à cœur battant, voilà qui nous rappelle un autre paradoxe, ou une autre "réalité" contre-intuitive : celui du prélèvement des organes vitaux sur un mort.

Poursuivons la citation du courrier du Professeur Iradj Gandjbakhch :

"Il y a des patients qui sont sous cœur artificiel et/ou assistance circulatoire qui n’ont plus le cœur, ou le cœur est parfaitement immobile, et qui sont parfaitement vivants parce qu’ils parlent, ils se lèvent, ils mangent, ils se promènent, ils dorment, bref … ils vivent. Donc la notion de dire que ‘ l’arrêt des battements du cœur est synonyme de mort’ est complètement fausse parce qu’on peut être parfaitement vivant sans avoir le cœur natif."

Ce point de vue soulève quelques questions, à la lumière des prélèvements "à cœur arrêté" (c'est-à-dire effectués sur des patients "en arrêt cardio-respiratoire persistant") qui ont repris en France en 2007 et qui permettent le prélèvement des reins de patients ayant fait un arrêt cardiaque "réfractaire", c’est-à-dire non récupéré suite aux tentatives de réanimation. Cette nouvelle catégorie de donneurs a d'ailleurs été très brièvement évoquée dans l'émission d'hier. Un intervenant a parlé des prélèvements "à coeur arrêté", sans expliquer ce que c'était.

Pour commencer : un cœur artificiel ou une assistance circulatoire, mis en place non pas au dernier moment, alors que c’est trop tard, mais bien en amont de l’arrêt cardiaque, auraient-ils permis à ces patients de ne pas devenir donneurs d’organes ? Comment le grand public peut-il comprendre que la mort, c’est soit le cœur qui s’arrête de battre (prélèvements "à cœur arrêté" sur donneur en "arrêt cardio-respiratoire persistant"), soit le cerveau qui est incompétent (donneur en état de "mort encéphalique"), mais rarement les deux en même temps ? Pour finir (last but not least) : la mort encéphalique concerne un pour cent des décès environ. La mort par arrêt cardiaque concerne tout un chacun. Le consentement présumé, qui a valeur de loi, dans un contexte où un pour cent de la population peut être concernée, n’a rien à voir avec ce même consentement présumé (toujours inscrit dans la loi) dans un contexte où cent pour cent de la population peut être concernée.

Le 27 Novembre 2007, Monsieur Alain Tesnière écrivait sur le blog "éthique et transplantation d’organes" :

"On aimerait entendre Monsieur Cabrol, désormais membre de l'Académie de médecine, s'exprimer sur le décret n° 2005-949 du 2 août 2005 article 1, paru au Journal Officiel du 6 août 2005, décret qui autorise le prélèvement d'organes en utilisant le consentement présumé de M. Caillavet, repris dans les lois bioéthiques successives, sur des donneurs ‘à cœur arrêté’. M. Cabrol, dans son livre ‘De tout cœur’, nous explique que l'arrêt cardiaque n'est plus un critère de la mort depuis 1966. Que sont devenus les travaux de Pierre Mollaret et Maurice Goulon [sur la mort encéphalique, Ndlr.] ? Il me semble que les Français souhaitent une explication sur ces contradictions. Le gouvernement français a des instances pour informer le public. Pourquoi l'Agence de biomédecine ne communique-t-elle pas sur cette question éthique ?"

Le constat de décès du donneur d’organes et de tissus sur le plan de l’éthique reste le parent pauvre (absent) de la communication grand-public sur le don d’organes.

Le Professeur Christian Cabrol note, dans le rapport de l’Académie Nationale de Médecine sur les prélèvements à cœur arrêté du 14 mars 2007 (lien) :

"Il n'y a qu'une seule mort, la mort encéphalique, qu'elle soit primitive ou secondaire à l'arrêt cardiaque".

Dans ses travaux sur les prélèvements "à cœur arrêté", l’Espace Ethique de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris (Docteurs Marc Guerrier et Renaud Gruat) précise, dans l’argumentaire complet des enjeux éthiques des prélèvements "à cœur arrêté" de 2007 :

"Notons que dans ce contexte, le diagnostic de la mort de la personne repose sur le fait que son cœur a cessé irréversiblement de battre, et qu’aucun examen complémentaire n’est requis." (source)

En clair : la mort encéphalique ne peut être systématiquement vérifiée au préalable du prélèvement des organes dans cette situation, car les contraintes de temps sont très importantes dans le protocole des prélèvements "à cœur arrêté". Pourtant, la définition légale de la mort repose toujours sur une incompétence du cerveau.

Ne peut-on voir là un jeu avec les critères de définition de la mort, que l’on manipule et que l’on modifie au gré des besoins ? La situation de pénurie de greffons concerne les reins. Les prélèvements "à cœur arrêté" permettent de prélever avant tout … des reins. On a beau se dire que si la greffe est une thérapie qui offre d’indiscutables bénéfices (et c’est le cas), le discours public concernant la mort du donneur d’organes ne permet pas au grand public d’avoir réponse à toutes ses questions, pour peu que ces questions concernent la mort du donneur d’organes.

Or qui veut acheter les yeux fermés aujourd’hui ? Consentement éclairé, libre-arbitre : autant de valeurs affirmées dans le contexte du don d’organes. Qu’il me soit permis d’exercer pleinement mon libre-arbitre en effectuant ce questionnement sur la mort du donneur d’organes. Car je ne veux pas consentir aveuglément au don d’organes. Je veux que mon consentement soit éclairé.

Comment exiger des usagers de la santé qu’ils se positionnent sur une question aussi peu anodine sans rien connaître du prélèvement d’organes à partir d’un donneur en état de "mort encéphalique" ou d’"arrêt cardio-respiratoire persistant" ? A quel moment leur est-il donné à voir sur le sujet ? Répondre à cette question est un jeu d’enfant : jamais, puisque la mort du donneur d’organes est inscrite dans la loi. L’usager de la santé ne doit que répondre à la question (présumée consensuelle) du don. Ici, nous avons simplement démontré que la question de la mort du donneur d’organes est présumée dissensuelle, d’où l’inscription de la mort du donneur d’organes dans la loi.

Envisageons la "règle du donneur mort" sous l’angle de la pédagogie.

Depuis mai 2007, j’ai publié 25 articles sur AgoraVox, le journal citoyen en ligne, au sujet de l’éthique et des transplantations d’organes. J’ai reçu 166 commentaires au total. Voilà qui peut paraître totalement insignifiant. Or, le donneur d’organes étant "mort", pourquoi s’interroger sur le sexe des anges ? J’aurais donc dû publier 0 articles et recevoir 0 commentaires.

Quelle est ma motivation ? Je dirais qu’avant de pouvoir faire de l’information, il faut faire de la pédagogie, ce qui signifie tout, sauf déverser un flot de connaissances. Le discours public, qui dit que le donneur est mort, ne donne surtout pas envie d’en savoir plus. Le donneur est mort, pour donner ses organes, il suffit d’être généreux. Le don d’organes, c’est la générosité par-delà la mort. Simple, clair, idéal. La boucle est bouclée. Oser, dans un tel contexte, poser la question de la fin de vie du donneur d’organes (va-t-il souffrir lors des mesures mises en place pour conserver les organes, et au moment du prélèvement des organes), c’est s’exposer au ridicule. "Comment les médecins traitent le donneur d’organes ? La viande, pour l’attendrir, il faut la battre", écrit en commentaire un lecteur sur AgoraVox. Ce lecteur, avec humour, se moque de moi. Avec raison.

Alors, le but de mes articles sur AgoraVox, quel est-il ? L’information ? Vous n’y êtes pas tout à fait. Susciter un débat public ? On en est encore loin. Mon but, c’est d’amener les gens à se poser des questions. Leur donner envie d’en savoir un peu plus sur le sujet, puis encore un peu plus, petit à petit. C’est une construction dans le temps. J’espère que cette construction mènera à l’information, puis au débat public. Mais ne brûlons pas les étapes. Restons ancrés dans la pédagogie qui est, à mon sens, un don : celui de savoir donner envie d’apprendre. Le programme est déjà assez vaste.

Une des premières questions de lecteur, en commentaire à l’un de mes articles : "Arrive-t-il que, pour des raisons d’organisation du prélèvement, la mort du donneur d’organes soit hâtée ou retardée ?" La supposée ingérence du corps médical dans le processus de mort en vue d’un prélèvement d’organes effraie. Pourquoi ne pas expliquer les réalités d’un prélèvement ? Et s’il était possible de rassurer les usagers de la santé, en expliquant les réalités du prélèvement d’organes, sans pour autant s’abriter sous le parapluie de la "règle du donneur mort" ? Et si un jour ce parapluie venait à se fermer, car aux USA, un "Harvard ad hoc committee" rendrait caduque la "règle du donneur mort", dont les spécialistes reconnaissent les insuffisances ou limites ? Et pourquoi invaliderait-on aux USA la "règle du donneur mort"? Afin de promouvoir le prélèvement des organes sur les donneurs de la "classe III de Maastricht". Je précise qu’en France, pour le moment, il est interdit de prélever des organes et/ou tissus sur des patients devenus potentiels donneurs d’organes suite à une décision d’arrêt des traitements jugés déraisonnables, ces patients appartiennent à la classe III de la classification internationale de Maastricht. Cher usager de la santé, comme tu peux le voir, la mort se décline depuis quelques années en classification internationale de Maastricht. Nous sommes bien d’accord : expliquer la classification de Maastricht en maintenant la "règle du donneur mort" est un exercice périlleux. A tel point que le discours public français s’y garde bien. Mais à l’heure du "numérique", cette classification est accessible sur internet, n’importe qui peut se renseigner sur le sujet.

La question posée par ce lecteur d’AgoraVox cité plus haut montre que d’eux-mêmes, les lecteurs savent poser la question de la déontologie médicale si particulière aux transplantations. Dieu merci, on a dépassé le stade de la viande morte que l’on bat pour l’attendrir !

Dans leur ensemble, les lecteurs ont réagi favorablement à l’énoncé de ce principe fondamental : il est impossible de prélever des organes vitaux sur un mort. On ne peut pas prélever des organes vitaux morts, et les faire revivre ensuite, comme par magie. Des organes en état de marche sur un mort, voilà ce qu’il faut. Alors, pourquoi dit-on que le donneur est mort ? "Pour pouvoir accepter le prélèvement d’organes. Cela paraît plus logique". Voilà la réponse que, paraît-il, le corps médical et l’usager de la santé appellent de leurs vœux. Vraiment ? Est-il si déraisonnable d’imaginer qu’une fois que les gens acceptent l’idée que le donneur d’organes est en toute fin de vie, ils soient d’accord pour réfléchir sur cette toute fin de vie, sans exclure, d’emblée, l’éventualité d’un prélèvement d’organes ?

Quelle situation me permet d’exercer mon libre-arbitre ? Lorsque je tente de réfléchir à ma fin de vie (je me réfère ici à la loi Leonetti d’avril 2005, qui est une loi sur les droits des malades en fin de vie), en y incluant une réflexion sur le don d’organes, ou lorsque tout ce qu’on me demandera le jour venu, ce sera de témoigner que mon proche était généreux car il se préoccupait des autres ? "Apporter le témoignage de la non-opposition du ‘défunt’ au prélèvement de ses organes" : ce sont là les termes des lois bioéthiques en vigueur.

Dans la première option (réflexion sur la fin de vie), je peux remplir mon devoir d’accompagnement d’un proche en fin de vie, m’assurer de ne pas abandonner ce proche au pire moment de son existence, que les organes de ce proche soient prélevés ou non. Dans la seconde option, on me donne le choix entre le devoir d’accompagnement de mon proche d’une part, et celui de générosité, de solidarité envers autrui (éventuellement, envers plusieurs autrui) d’autre part. Ce choix entre deux nécessités (l’accompagnement de mon proche et l’assistance à autrui) me paraît être un dilemme imposé par la "règle du donneur mort".

Si le donneur est mourant et non mort (on peut parler de constat de décès anticipé sur le plan légal, car le décès physiologique du donneur interviendra, quant à lui, au bloc, lors du prélèvement des organes), le potentiel donneur d’organes devrait relever de la loi Leonetti, et non des lois bioéthiques de 2004, actuellement en cours de révision. "Mort, mourant, quelle différence cela fait-il ?", demandait un lecteur sur AgoraVox. Excellente question ! Cela fait une différence grosse comme une loi (la loi sur les droits des malades en fin de vie d’avril 2005, qui interdit tout acharnement thérapeutique dit déraisonnable, et introduit la notion de sédation terminale). Notre potentiel donneur d’organes, lui, est considéré comme légalement mort, ce qui permet de mettre en place des "soins" invasifs aux seules fins de conserver les organes de ce patient. Ce qui permet, au besoin, de réanimer ce patient en vue de maintenir ses organes en vue d’une transplantation. "

On voit l’utilité d’anticiper le constat légal de décès du potentiel donneur. Se poseraient, sinon, des questions de déontologie médicale : tout médecin est censé poursuivre le bien du seul patient qu’il a en face de lui, et ne pas "sacrifier" ce patient au profit de patients en attente de greffe. "Prélever les organes d’un mourant constituerait un crime", me rappelait récemment le Professeur Henri Kreis (Hôpital Necker-Enfants Malades, Paris). Cette "règle du donneur mort" sert donc à protéger les médecins et chirurgiens acteurs des transplantations. Il serait nécessaire de sacrifier la transparence à cette protection. Le potentiel donneur est mort, c’est inscrit dans la loi, que les gens soient "généreux" ou "repliés sur eux-mêmes", c’est-à-dire acceptent ou refusent le don d’organes. Oublions tout ce qui a été dit jusqu’ici. Pure perte de temps.

Ne changeons surtout pas de paradigme, c’est trop ambitieux. Bornons-nous à changer de langue.

Le 14 août 2008, dans une revue scientifique anglo-saxonne de premier plan, le New England Journal of Medicine (NEJM), une table ronde a pour thème : "repenser la règle du donneur mort". Il s’agit d’un débat filmé, réunissant de prestigieux spécialistes de la mort encéphalique et des prélèvements "à cœur arrêté" (Donation under Cardiac Death), dont le Professeur Robert D. Truog, de la Harvard Medical School (Professor of medical ethics and anesthesia, pediatrics, in the Departments of Anesthesia and Social Medicine at Harvard Medical School and the Division of Critical Care Medicine at Children’s Hospital Boston), ainsi que le désormais célèbre Dr. Atul Gawande, de la Harvard Medical School, auteur de deux best-sellers : "Complications" et "Better", tous deux parus aux éditions Picador. Citons aussi George Annas, de la Boston University School of Public Health; et Arthur Caplan, of the University of Pennsylvania. Ce débat filmé est en libre accès sur le site du NEJM (lien). On trouve même une version texte du débat (lien). Tout cela en libre accès. Ce débat est précieux. Il permet aux acteurs des transplantations et aux spécialistes du diagnostic de la mort encéphalique et des prélèvements "à cœur arrêté", mais aussi au grand public, de faire le tour des arguments en faveur de l’abandon de "la règle du donneur mort". Et des arguments qui présentent les dangers de l’abandon d’une telle règle … qui a toujours été la règle. Ce débat a eu lieu suite à un cas particulier : le prélèvement du cœur de trois nourrissons à Denver, Colorado. Ces trois nourrissons étaient mourants. Bien qu’atteints de blessures irréversibles sur le plan neurologique, ils n’étaient pas en état de mort encéphalique. Nos spécialistes commentent donc ces trois cas de prélèvement d’organes qui ont été effectués sans tenir compte de la "règle du donneur mort". Un scandale ? Pas vraiment : tous les spécialistes présents s’accordent à dire que ces prélèvements étaient tout ce qu’il y a de plus éthique, car au préalable il y a eu le consentement éclairé des parents des trois nourrissons, et une décision collégiale incluant les parents a pu être prise sur la fin de vie des trois nourrissons, dans l’optique d’un prélèvement d’organes. Des spécialistes de la Harvard Medical School nous présentent donc comme éthique un prélèvement d’organes qui ne respecte pas la "règle du donneur mort". On s’aperçoit rapidement que ce débat, riche et concentré, dépasse la particularité des trois cas évoqués. Les spécialistes appellent de leurs vœux un "ad hoc committee" (comme celui de Harvard en 1968, qui avait présidé à l’élaboration de la mort encéphalique), afin d’abandonner (de repenser) la "règle du donneur mort". Si un tel changement de paradigme peut paraître révolutionnaire sur le plan conceptuel, il ne l’est en rien sur le plan des réalités et des pratiques en service de réanimation, où se trouvent nos potentiels donneurs d’organes. Pis encore : ce changement de paradigme n’apporterait rien de neuf sur le plan de la pratique – donc de ce qui se fait déjà dans un service de réanimation.

Ainsi, la justification éthique aux prélèvements d’organes ne serait pas (ou plus) la mort du donneur. Il s’agirait de se fonder sur des choix éthiques de décision de fin de vie, dans un contexte de décision collégiale de cessation de traitements déraisonnables car n’étant plus dans l’intérêt du patient. Selon le Professeur Truog, se demander si le donneur est mort ou pas n’apporte pas de réponse pertinente dans le cadre de la décision à prendre pour le prélèvement des organes d’un potentiel donneur. Il faut pouvoir répondre à cette question en prenant en compte le contexte de fin de vie du potentiel donneur d’organes. Il s’agirait là de la vie de tous les jours en service de réanimation. On est donc loin d’un changement de paradigme révolutionnaire. Il s’agirait de faire évoluer les mentalités, pour qu’elles s’adaptent à la réalité de pratiques qui ont déjà cours, qui constituent ce qu’on pourrait appeler une somme : celle de l’expérience de spécialistes chevronnés.

Il faut bien avouer que la situation risque d'être paradoxale. D'un côté (en France), on veut renforcer l'activité de prélèvement d'organes sur donneurs en état de mort encéphalique en maintenant, sur le plan légal, la "règle du donneur mort" ; de l'autre - aux USA - on veut renforcer le prélèvement d'organes sur donneurs de la classe III de la classification internationale de Maastricht, tandis que dans ce contexte, il s'agit d'un prélèvement d'organes suite à une décision d'arrêt de traitements qui constitueraient un acharnement thérapeutique. Précisons qu'il ne s'agit pas d'euthanasie au sens de suicide assisté dans la situation américaine. Il s'agit de dire qu'on ne peut plus rien pour un patient, et qu'après sa mort (arrêt des traitements qui maintiennent ce patient en vie artificielle), on va procéder à un prélèvement d'organes.

D'après Robert Truog, le choix d'imposer la "règle du donneur mort", qui constitue l'option choisie par les médecins et la société pour organiser l'activité des transplantations, a été le pire des choix : "And so I think that the solution to that has been exactly the wrong way to go. The solution that medicine and society have taken is to continue to tweak and manipulate the definition of death, so that we can progressively include different kinds of patients under that umbrella. And, you know, to me, it seems that that’s the problem."

"Les critères auxquels il nous faudrait revenir: quel est le pronostic du patient ? Quelles sont les atteintes neurologiques dont souffre ce patient ? Quelles sont ses préférences et celles de la famille sur le plan de la fin de vie et du don d'organes ? Et on devrait s'en tenir là. Et la 'règle du donneur mort' pour avoir été pertinente du point de vue historique (elle a permis l'essor des greffes), est devenue, dans le contexte actuel, inopérante" :

"And that, what we really ought to be going back to is: what’s the patient’s prognosis? What’s the neurological condition? What are the preferences of the patient and the family? And we should respect those. And the dead donor rule, for all of its historical significance, really misses the point."
(…)

"Vous savez, pour avoir pratiqué la réanimation médicale pendant 20 ans, et je continue aujourd'hui, je pense que la crainte qu'ont les gens que le médecin abandonne trop tôt la partie, ne se batte pas assez pour tirer d'affaire un patient, c'est une crainte que je connais bien, je vis avec depuis des décennies. Vous savez, il y a 30 ans, les médecins ne voulaient pas débrancher le respirateur maintenant en vie artificielle des patients pour lesquels ils ne pouvaient plus rien, par crainte d'être accusés d'homicide. A présent, nous reconnaissons le fait que le respect des souhaits d'un patient et/ou de ses proches (personnes de confiance) en ce qui concerne la fin de vie passe avant tout. C'est en ce sens que je pense que ce débat autour de la "règle du donneur mort" n'est pas franchement inédit."

Robert Truog: "You know, I think having practiced critical care medicine, now, for 20 years, I think the strong concern that physicians may give up too early, that I might not get all the resources I need, is something that we have lived with, now, for decades. You know, 30 years ago, physicians were not willing to withdraw ventilators from patients in the ICU, because they felt that in doing so they would be killing the patient. Today, we recognize that respecting the wishes of the patient and family is more important than those concerns about killing. In that way, I think that the discussion we’re having now isn’t really new."

Ce serait donc la "règle du donneur mort" qui serait problématique : elle aurait consisté à "tordre et à manipuler la définition de la mort afin d'augmenter le pool des potentiels donneurs d'organes":

“(…) the solution [the dead donor rule] to that [transplantation and its ethical justification] has been exactly the wrong way to go. The solution that medicine and society have taken is to continue to tweak and manipulate the definition of death, so that we can progressively include different kinds of patients under that umbrella. And, you know, to me, it seems that that’s the problem."

Ce panel de spécialistes de la Harvard Medical School souhaite donc un changement de paradigme, avec l’abandon de la "règle du donneur mort." C’est pourtant cette même Harvard Medical School qui avait fait équivaloir une incompétence du cerveau à la mort en 1968 ("Harvard Brain Death Committee"), inventant et promulguant le concept de "mort cérébrale".

Rappelons qu’avant le "Harvard Brain Death Committee", "la première 'collaboration' entre les transplanteurs et les neurologues-réanimateurs eut lieu en 1963 en Belgique où le Professeur Alexandre réalisa la première transplantation rénale à partir d’un patient en mort cérébrale en adoptant des critères de mort cérébrale similaires à ceux repris par le Harvard Committee. Cela veut dire que lui [le Professeur Alexandre] et son équipe ont été les premiers au monde à accepter le diagnostic de mort cérébrale selon les critères neurologiques alors qu’il y avait persistance de la fonction cardiaque. Sa motivation pour accepter les critères de la mort cérébrale avant l’arrêt cardio-respiratoire était qu’il ne fallait pas soumettre les organes transplantables (reins, foie,…) à l’ischémie, (c’est-à-dire à une diminution de l'apport en sang dans un organe, responsable d'une souffrance de cet organe). et ceci au détriment du receveur. (Note du Dr Stanislas Lamy)" (source : Avis 21 de la Commission Nationale d’Ethique du Luxembourg, 2008 : "Le diagnostic de la mort en rapport avec le don d’organes.")

A y regarder de près, on s’aperçoit qu’il s’agit bien moins d’une révolution de la pratique des prélèvements d’organes que d’une prise de conscience générale, de la part des acteurs des transplantations, que la règle du donneur mort n’est qu’une fiction juridique.

Le Dr. Guy Freys, Département de Réanimation chirurgicale des Hôpitaux Universitaires de Strasbourg, dans sa présentation de mars 2007 (Palais Universitaire de Strasbourg) – intitulée "On ne meurt qu’une fois, mais quand ?" – rappelle un fait peu connu :

"Il faut souligner qu'en Europe, le Danemark s'était longtemps distingué. La mort encéphalique y était vue comme un état permettant d'aller aux prélèvements d'organes, mais il était entendu que la mort ne survenait véritablement qu'avec l'arrêt du coeur pendant le prélèvement des organes. C'est lors d'un référendum que la population du Danemark va réagir : selon elle, cet état de fait n'est pas logique. Il faut que la mort soit l'instant où on fait le diagnostic de mort encéphalique pour que ce système de transplantations d'organes soit acceptable et compréhensible. C'est sa population qui a rangé le Danemark dans la mouvance de tous les autres pays d'Europe. "

La mort du donneur, ainsi, ne constituerait pas la justification éthique des prélèvements d’organes, contrairement à tout ce qui a été dit jusqu’ici.

A la "règle du donneur mort", le Professeur Truog propose de substituer une réflexion sur le pronostic (vital) du patient :
- Quelles sont les atteintes dont souffre le patient sur le plan neurologique ?
- Quelles sont les préférences du patient et de ses proches ? La décision pour ou contre le don d’organes se prend ici dans un contexte de fin de vie.
- On devrait (le corps médical devrait) respecter ces préférences ou souhaits.

Mais en France, on s’interdit de réfléchir au prélèvement d’organes dans un contexte de fin de vie puisque Monsieur Christian Cabrol, parlant au nom de l’Académie Nationale de Médecine, a déclaré dans son rapport sur les prélèvements "à cœur arrêté" du 6 mars 2007 (mis en ligne le 14 mars 2007) :

"La catégorie III (arrêt cardiaque après arrêt des soins), qui représente dans certains pays étrangers la source de prélèvement la plus importante et la plus facile à organiser, n’est pas envisagée pour le moment en France afin d’éviter toute confusion entre une décision d’arrêt de soins et l’intention d’un prélèvement d’organe. "
Source :
http://www.academie-medecine.fr/Upload/anciens/rapports_317_fichier_lie.rtf

Pourtant, si on reconnaît que le donneur d’organes est mourant et non mort, alors ce potentiel écueil éthique (éviter toute confusion entre une décision d’arrêt de soins et l’intention d’un prélèvement d’organe) ne vaut pas que pour les Américains qui prélèvent des donneurs de la classe III de Maastricht. Il vaut aussi pour la France qui a, depuis 2007, repris les prélèvements "à cœur arrêté".

Dans leur article scientifique de décembre 2008, intitulé "Repenser l'éthique du don d'organes (organes vitaux)", "Rethinking the Ethics of Vital Organ Donations", les Professeurs Franklin G. Miller et Robert D. Truog ont écrit :

"Aux yeux de l'observateur, les patients en état de mort encéphalique semblent simplement dormir, comme les patients qui sont ventilés à l'aide d'une machine. Les arguments visant à démontrer la mort de ces patients n'ont jamais été entièrement convainquants. A la lumière de tous ces articles scientifiques sur la mort encéphalique, il nous faut bien conclure, même si cela peut nous mettre très mal à l'aise, qu'il peut être parfaitement éthique de prélever des organes vitaux sur des patients en état de mort encéphalique, mais que la raison pour laquelle ce prélèvement peut être justifié sur le plan de l'éthique ne peut pas être notre intime conviction de la mort de ces patients."

"To a casual observer, they [the brain dead patients] look just like patients who are receiving long term artificial ventilation and are asleep. The arguments about why these patients should be considered dead have never been fully convincing. (...) The uncomfortable conclusion to be drawn from this [scientific] literature is that although it may be perfectly ethical to remove vital organs for transplantation from patients who satisfy the diagnostic criteria of brain death, the reason it is ethical cannot be that we are convinced they are really dead"

"Nous soutenons qu'il est temps de faire face à la réalité des choses : nos pratiques actuelles en matière de prélèvement d'organes vitaux violent la 'règle du donneur mort'. Il est également temps de fournir une justification éthique cohérente en alternative à la 'règle du donneur mort'":

"(…) we argue that it is time both to face honestly the fact that our current practices of vital organ donation violate the dead donor rule, and to provide a coherent alternative ethical account of these practices that does not depend on this norm."

("Rethinking the Ethics of Vital Organ Donations", Franklin G. Miller; Robert D. Truog, 12/02/2008)

Si on supprimait "la règle du donneur mort", aucun donneur d’organes ne mourrait du seul fait du don d’organes, même si sa mort serait causée par le don de ses organes. Il pourrait s'agir d'un patient qui aurait de telles lésions sur le plan neurologique que la perte de ses organes vitaux ne pourrait plus lui nuire. Je cite à nouveau un extrait des propos du Pr. Truog dans le contexte du débat du 14 août 2008 :

“But wouldn’t that just be death by organ removal?
Robert Truog: Yes, it would be. But I think that there’s two caveats that would be very important safeguards there. The first is a strong emphasis upon informed consent, and making sure that you have the permission of the patient, if possible, before their injury, or the appropriate surrogate, if not. And then, you know, you don’t want people committing suicide to donate their organs if they’re otherwise healthy. So you need to have safeguards, to make sure that this person has, for example, such devastating neurological injury that the loss of their vital organs is really no longer a harm to them.”
(http://content.nejm.org/cgi/data/359/7/669/DC1/1)

Est-ce si scandaleux de supprimer la règle du donneur mort?

Revenons en France, à l’Académie Nationale de Médecine, en mai 2009, et écoutons les propos du Professeur Bernard Devauchelle chef de service de chirurgie maxillo-faciale, CHU d’Amiens, "celui qui a greffé Isabelle Dinoire", comme disent les media (ou médias). Il a parlé à cette occasion des prélèvements d’organes comme d’une "cérémonie" : je cite :
"Cette cérémonie du prélèvement d’organes se fait avec un respect du corps de celui qui est encore en vie et qui ne le sera plus après, ça c’est un point important qu’il convient de souligner." (Source : http://www.espace-ethique.org/fr/video_am_bioethique.php)

Il a également rappelé cette réalité : le donneur d’organes est "mourant", non "mort". Il parle du donneur d'organes qui est "complètement mort" après le prélèvement de ses organes vitaux, ce qu'il qualifie d'"expression malheureuse". Certes cette expression rend compte d'une réalité inconfortable, qui nous met mal à l'aise. S’agirait-il là d’un point de vue purement personnel, qui n’engagerait que le Professeur Devauchelle ? Il ne m’a pas semblé entendre quiconque protester dans l’assemblée, parmi les éminents Professeurs membres de l’Académie Nationale de Médecine alors présents. Il ne s’agit donc pas, ou pas seulement, d’une prise de position à titre personnel, lorsque le Professeur Devauchelle rappelle que le donneur d’organes en état de mort encéphalique est mourant et non mort. Le Professeur Devauchelle est d’ailleurs, faut-il le rappeler, rompu à la pratique des prélèvements et greffes d’organes et de "tissus composites de la face". En tant que pionnier de la "greffe de la face", il a sans aucun doute une vision aigue des problèmes éthiques posés par les prélèvements et greffes d’organes.

Conclusion :

Que ce soit en France ou aux USA, des spécialistes des transplantations ne croient plus à la "règle du donneur mort". En même temps, l’usager de la santé, le Candide de service, devrait rester celui qui ne s’interroge pas sur le sexe des anges.

Est-ce à dire que le système américain (ce nouveau paradigme visant à abandonner la "règle du donneur mort") serait exportable en Europe, et plus particulièrement en France ?

Laissez-moi poser la question autrement : un même potentiel donneur d’organes sera-t-il mort en France, et mourant aux USA ? Situation absurde, qui sera perçue comme tout ce qu’il y a de moins rassurant par l’usager de la santé français.

La "règle du donneur mort", et son corollaire, la générosité, constituent les deux points d’ancrage du discours public sur le don d’organes (Agence de la biomédecine). La "règle du donneur mort" constitue une fiction juridique ("mort encéphalique", "arrêt cardio-respiratoire persistant") au sens où il s’agit d’un constat de décès anticipé sur le plan légal dans le but de permettre un prélèvement d’organes. La générosité (donner ses organes, c’est généreux) constitue une seconde fiction, qui découle de la première : il est généreux de donner ses organes après sa mort. Lorsqu’on fait face au don d’organes comme à une question sur sa toute fin de vie, ou celle d’un proche, la seule générosité ne suffit plus au moment de se décider. La question de la prise en charge médicale et chirurgicale de cette toute fin de vie devient … incontournable. Donner ses organes après sa mort est généreux. Donner ses organes à sa mort n’est pas simplement généreux. On choisit bien sa vie, pourquoi ne pourrait-on pas choisir sa mort ? Rappelons qu’avec la loi Leonetti, le patient a son mot à dire sur sa fin de vie.

Ces réflexes de la forme, bien présents dans l'émission d'hier soir, consistant à appeler "défunt" le potentiel donneur d’organes et à qualifier le don d’organes de "généreux" n’ont pas permis de résoudre la douloureuse question de pénurie d’organes à greffer, les reins en particulier. La "règle du donneur mort", lorsqu’un pour cent de la population était concernée (rappelons que la mort encéphalique constitue un pour cent de la totalité des décès), n’a rien à voir avec "la règle du donneur mort" lorsque l’ensemble de la population est concernée (prélèvements "à cœur arrêté", ou plus exactement sur patient "en arrêt cardio-respiratoire persistant"), le tout dans un contexte légal de consentement présumé. Au sujet du consentement présumé (tout le monde est présumé consentir au don de ses organes à sa mort, c'est la loi, soit dit en passant cela n'a pas été évoqué hier soir, ou alors ce fut si bref que je n'ai rien remarqué) : le consentement présumé lorsqu'un pour cent de la population est potentiellement concernée par le don d'organes à son décès n'est pas le consentement présumé lorsque cent pour cent de la population est potentiellement concernée par le don d'organes à son décès.

Alors, que faut-il remettre en question : le consentement présumé, ou la règle du donneur mort ? Remettre en question la "règle du donneur mort", est-ce remettre en question le consentement présumé ?

Est-ce tuer un patient que ne pas poursuivre des traitements jugés déraisonnables, une fois la décision collégiale prise ? La loi Leonetti a montré que non.

Est-ce tuer un patient que de prélever ses organes sans appliquer la règle du donneur mort – c’est-à-dire sans un constat de décès anticipé sur le plan légal ?
“(…) we endorse life-terminating acts of vital organ extraction prior to a declaration of death, provided that they are tied to valid decisions to withdraw life support and valid consent.” (Robert D. Truog, “Rethinking the Ethics of Vital Organ Donations: A Radical Change?”).
"Nous acceptons la responsabilité de mettre fin à une vie par prélèvement des organes vitaux, au préalable d’un constat de décès, à condition que ce prélèvement soit lié à une décision justifiée d’arrêt des traitements qui permettent le maintien artificiel de la vie" (et qui dit arrêt des traitements ne dit pas arrêt des soins, ce n’est pas Jean Leonetti qui dirait le contraire), "et que cette intention de prélèvement ait recueilli un consentement éclairé de la part des proches au préalable du prélèvement d’organes et de tissus."

Peut-on parler de consentement éclairé lorsqu’on dit aux familles confrontées au don d’organes, qui voient leur proche qui semble simplement dormir : "Il est mort, c’est inscrit dans la loi", et qu’on demande simplement à ces familles de témoigner si, "de son vivant", leur proche n’était pas opposé au don de ses organes "après" sa mort (en d’autres termes : était-il généreux ?). Qui oserait répondre : "Non, il était égoïste et replié sur lui-même" ?

Les Professeurs Truog et Devauchelle reconnaissent tous les deux cette responsabilité : mettre fin à une vie par prélèvement des organes vitaux ou tissus. Ils apportent donc tous deux une précieuse réflexion sur le don d’organes dans la perspective de la fin de vie. Le potentiel donneur d’organes, dans cette perspective, n’est plus envisagé comme un simple réservoir d’organes, mais comme un patient dont il est à se demander s’il relève de la loi concernant les droits des malades en fin de vie, ou des lois bioéthiques de 2004 ?

Le simple fait de poser ici cette question signifie que nous avons tenté de :
- Montrer les limites des instruments de réflexion sur le don d’organes dans le discours public : la "règle du donneur mort" et la "générosité"
- Démontrer que la déontologie médicale si particulière dans le cadre des transplantations d’organes n’a pas besoin de la "règle du donneur mort" pour trouver sa justification éthique.

"Le don d'organes, on peut en parler, il n'y a pas de tabous". La preuve.

Don d’organes : il était une fois… la générosité

Dans un des derniers épisodes de la série TV américaine "Urgences", diffusés récemment, George Clooney fait une courte mais percutante apparition : le médecin pédiatre des urgences, Doug(las) Ross, est de retour, il fait cette fois-ci office de médecin coordinateur des transplantations. Aux USA ce rôle échoit à un médecin, tandis qu’en France, il échoit à un infirmier ou à une infirmière spécialisé(e). Le voilà donc chargé de convaincre une jeune grand-mère (Susan Sarandon) de donner les organes de son petit-fils en état de mort encéphalique. On se souvient aussi du Docteur John Carter (Noah Wyle). Il est lui aussi de retour pour quelques épisodes, cette fois-ci de l’autre côté de la barrière : Carter est un patient en attente de rein. Les enjeux ne sont pas minces : le travail de persuasion effectué par le Docteur Ross pourrait permettre au Docteur Carter de recevoir un rein et d’échapper à la redoutable dialyse. Splendide travail de persuasion, en l’occurrence : Clooney, alias Docteur Ross, star hollywoodienne de retour dans la série pour promouvoir le don d’organes – remercier la série "Urgences" envers laquelle il a reconnu avoir une dette –, amène la grand-mère à dire que son petit-fils "était" généreux. A partir de là, le don d’organes, c’est gagné. Les carottes sont cuites. Carter aura son rein. Ouf. Zoom sur ce job de pro de la persuasion. Cette situation peut se lire de deux manières. Petit décryptage en contexte de la générosité.

Télécharger le document PDF (10 pages, 160 Ko) : Don d’organes : il était une fois… la générosité

==> Lien

==> Lire cet article sur AgoraVox, le journal citoyen en ligne (lien)

Transplantation et clichés : Ils ont la peau dure !

Analyse de quelques clichés ou instantanés prêts à consommer sur la
« greffe du visage ».
Le 7 septembre 2009, soit la semaine suivant le congrès de l’"European Society for Organ Transplantation" (ESOT) à Paris, on avait des nouvelles de la première "greffée du visage", Isabelle Dinoire. Il s’agissait d’une première mondiale de ce qui a été appelé "la greffe des tissus composites de la face".

==> [Lire cet article sur AgoraVox, le journal citoyen en ligne : lien]

"La greffe présente des résultats satisfaisants à trois ans, selon les derniers résultats présentés mardi au congrès de l’European Society for Organ Transplantation (ESOT) à Paris. En novembre 2005, les professeurs Bernard Devauchelle, Sylvie Testelin, docteurs Christophe Moure, Cédric d’Hauthuille du CHU d’Amiens et le professeur Benoît Lengelé de l’Université Catholique de Louvain, ont réalisé en collaboration avec l’équipe du professeur Jean-Michel Dubernard du CHU de Lyon la première greffe partielle du visage au monde (greffe du triangle formé par le nez et la bouche) sur une femme de 38 ans, Isabelle Dinoire. Cette opération eut lieu entre les dimanche 27 et lundi 28 novembre au CHU d’Amiens.

Cette patiente avait perdu une partie de son visage, dévoré par le labrador de sa fille, durant un coma causé par la prise de somnifères. Cette opération a reçu un avis favorable de la commission d’éthique. La polémique a porté sur sa fragilité psychologique (une rumeur faisant de cette prise de somnifères une tentative de suicide), sur l’identité à conserver avec le visage d’un autre, et sur le rôle de la presse anglaise qui a couvert l’évènement.

Un an après l’opération, un bilan fait état du retour de la mobilité et sensibilité de la zone greffée ; la patiente peut à nouveau manger, parler et sourire, et sortir en public sans attirer l’attention. Après dix-huit mois de recul, le résultat est toujours bon, avec seulement deux épisodes de rejets qui ont été maitrisés. La sensibilité au toucher et à la chaleur est devenue normale au bout de 6 mois [...]. Toutefois, malgré le succès
de la greffe, les risques de rejet sont grands. Il faut prendre un traitement à vie et faire des exercices pour récupérer la mobilité de son visage.

'La patiente a complètement retrouvé sa sensibilité ainsi que ses facultés motrices, ce qui autorise une fermeture totale de la bouche, lui permettant de manger, de boire et d’avoir une élocution normale. Les résultats esthétiques lui permettent une vie sociale normale’, indique l’équipe dans le résumé de sa communication.

Il convient de souligner qu’Isabelle Dinoire a enduré deux épisodes de rejet aigu, aux jours 18 et 212, qui se sont heureusement résolus après trois ‘bolus’ de corticoïdes. Après un traitement initial par immunoglobulines, ‘tacrolimus’ (Prograf, Astellas), ‘prednisone’ (Cortancyl, Sanofi-Aventis) et ‘mycophénolate mofétil’ (Cellcept, Roche), son régime de maintenance consiste désormais en ‘prednisone’, ‘mycophénolate mofétil’ et ‘sirolimus’ (Rapamune, Wyeth). L’échange du ‘tacrolimus’ par le ‘sirolimus’ est justifié en raison d’une baisse de la fonction rénale six mois après l’opération, qui s’est de nouveau normalisée après cet ajustement thérapeutique. Le ‘sirolimus’ a par ailleurs entraîné une altération du profil lipidique, ’facilement contrôlée par des statines’, précisent les auteurs. ’Trois ans après la greffe, le bilan de ses résultats et de ses complications demeure satisfaisant’, concluent-ils." (source)

Prochainement, lundi 3 novembre à 20h 45 sur NT1, dans l’émission "REPORTERS", on pourra suivre un entretien exclusif avec Isabelle Dinoire. En avant-première, voici un extrait de cet entretien (07/09/09) :

« [Journaliste :] Ce visage aujourd’hui, c’est un nouveau visage, c’est votre visage, c’est quelqu’un d’autre ?

[I.D. :] C’est quelqu’un d’autre. [Pause, Ndlr.] Enfin : ce n’est pas elle, ce n’est pas moi, c’est une autre. Au début, vu qu’on m’avait expliqué que c’était comme si c’était un drap qu’on posait sur mon visage, je pensais que j’allais plus me ressembler, mais en réel, pour moi, il y a quand-même une partie à moi et une partie à elle.

[Journaliste :] Alors, votre partie à vous ? Montrez-nous … allez-y !

[I.D. :] Ma partie à moi, c’est le front, les joues, et ici, jusqu’au menton (elle passe deux doigts de chaque main sur le tour de son visage, jusqu’à ce que les doigts des deux mains se rejoignent sous le menton, à la base du cou). Tout le reste appartient à la donneuse.

[Journaliste :] C’est un nouveau visage, mais est-ce que c’est aussi une nouvelle vie ?
[I.D. :] Oui, je pense, quand-même. Il faut s’habituer … Il faut s’approprier le visage, et tout ça, enfin, disons que ce n’est pas comme les autres greffes. ». Source.

On est frappé par le ton très affirmatif d’Isabelle Dinoire au début : "C’est quelqu’un d’autre". On apprend de la bouche d’Isabelle Dinoire que, sans doute aucun, ce visage, c’est quelqu’un d’autre. Les frontières sont donc bien délimitées : il y a la partie du visage à soi, il y a celle qui appartient à l’Autre (la donneuse), et il y a cet ensemble, qui n’est ni tout à fait soi-même ni tout à fait l’Autre. Ce visage, dans sa globalité, est autre. Si on regarde dans le détail, on trouve dans cet "autre" visage des éléments à soi, et des éléments de l’Autre (la donneuse). Isabelle (que l’on me permettra ici d’appeler par son prénom) vit et sait tout cela, elle a ses repères et ses marques. Depuis fin 2005, elle travaille à transformer ce "drap sur son visage", tout théorique, en réel, intime et social.

Mais en quoi consiste cette "nouvelle vie" qu’elle "pense" mener ? Il faut "s’approprier le visage et tout ça (…)". Que représente cette catégorie générique ou générale, vaste ou vague ("tout ça") ? "Tout ça" est mis dans la perspective des "autres greffes", autrement dit : il y aurait la greffe de "visage" d’un côté, et la greffe d’organes vitaux comme le cœur, les reins, le foie, les poumons, de l’autre. Et s’approprier ce visage "autre", cela signifierait : le placer dans une perspective : le "tout ça" signifie la mise en perspective de la greffe du visage – justement par rapport à une greffe "classique" (celle d’organes). Cette greffe du visage serait différente. Il y a la greffe du visage ; et les autres greffes. Certes, les organes ne se voient pas comme le nez au milieu de la figure. Cette mise en perspective va loin : Isabelle, qui n’a pourtant pas subi de greffe(s) d’organe(s) en plus de la greffe des "tissus composites de la face", effectue l’effort (au quotidien ?) de comparer (ou de mettre en perspective) sa greffe (du visage) par rapport aux "autres greffes" (celles d’organes). Il y aurait donc nécessité absolue de voir que la greffe du visage n’est pas une greffe "normale". La greffe du visage serait une greffe "à part".

Prenons à présent des nouvelles d’une autre patiente. Il s’agit de la jeune Hannah Jones, une adolescente britannique dont le refus d’une greffe du cœur avait été médiatisé en novembre 2008. Cette pétillante ado avait fait une leucémie dès son plus jeune âge. En rémission suite à une chimiothérapie, on n’avait pas tardé à découvrir que la chimiothérapie avait provoqué chez la jeune Hannah une grave insuffisance cardiaque. Après plusieurs opérations du cœur et des années d’hospitalisation ne lui laissant que trop peu (pas !) de répit pour profiter de la vie, Hannah avait refusé une greffe du cœur qui devait soi-disant lui "sauver la vie". Cruelle réalité : cette greffe risquait de causer le retour de la leucémie contre laquelle elle avait dû lutter à grand renfort de courage et de temps. A l’époque de son refus de la greffe, Hannah était encore un petit gabarit, de surcroît affaiblie – trop pour assurer la réussite de la greffe, ou même l’implantation avec succès d’un cœur artificiel. Hannah avait alors affirmé son "droit de mourir à la maison", loin des traumatismes infligés en milieu hospitalier ("I’ve had too much trauma"). Toute greffe ne serait-elle donc pas bonne à prendre ? Ce n’est pas ce que dit le discours public. La question des transplantations d’organes est extraordinairement riche et complexe. Le discours public tend précisément à donner à penser … le contraire ! Reprenons le fil de l’histoire d’Hannah : Les mois passent. Notre ado profite de la vie, y prend goût. Au lieu de mourir à la maison, elle se retrouve aux urgences en plein été, cette fois-ci pour une histoire de rein. L’état d’épuisement de son cœur a gravement endommagé ses reins. Sans transplantation – pas de rein, mais du cœur – c’est la mort à brève échéance (dans son cas, la dialyse visant à suppléer à la fonction rénale n’est pas possible, le cœur est trop affaibli). Entre-temps, Hannah a pris des forces, elle n’est plus affaiblie comme lors de la première proposition de greffe en novembre 2008, et la jeune ado s’est développée. Hannah accepte la greffe de cœur. Sa mère, infirmière en soins intensifs, qui avait quitté son emploi pour pouvoir se consacrer à Hannah et à ses autres enfants, précise après l’opération : "C’est le cœur d’un(e) autre qui bat dans sa poitrine". Cette histoire poignante nous enseigne au moins deux vérités qui ne sont pas toujours dites aux patients en attente de greffe et/ou usagers de la santé :

- toute greffe n’est pas toujours bonne à prendre "les yeux fermés", (souhaitons qu’Hannah gagne de nombreuses années de vie grâce à ce nouveau cœur, pourquoi pas un cœur artificiel pour permettre au cœur greffé de se reposer dans quelques années, lorsqu’Hannah aura le gabarit adéquat pour l’implantation d’un cœur artificiel ?). Hannah, aidée de sa mère, prépare un livre intitulé "Hannah’s choice" ("Le Choix d’Hannah"), à paraître en mars 2010 aux Editions Harper Collins.
- Les propos d’une greffée de la face ne diffèrent en rien de ceux d’une greffée du cœur. Interviewée après l’opération, Hannah a dit : "(…) je sais que ce cœur est différent du mien" ("(…) I know it’s different") (source). Ce cœur qu’elle a reçu, ce n’est ni le sien, et, au fur et à mesure que le temps passera, ce ne sera plus non plus celui du donneur ou de la donneuse : à force de battre dans sa poitrine, ce cœur deviendra … autre. Différent.

Isabelle, notre greffée du visage, ne dit pas autre chose : ce visage, "ce n’est pas elle [la donneuse, Ndlr.], ce n’est pas moi, c’est une autre".

Cœur autre. Visage autre. Ni soi-même, ni le Donneur ou la Donneuse, mais autre.

Il est intéressant de remarquer que dans la première partie de cet extrait d’interview, Isabelle est affirmative. Ce visage est autre. Elle le sait, le vit. Puis elle nous parle de cette "nouvelle vie" : "Il faut s’approprier le visage, et tout ça, enfin, disons que ce n’est pas comme les autres greffes." Là, elle s’excuse presque de son anormalité. Elle est beaucoup moins assertive ou affirmative. Je dirais presque que ça sent la leçon apprise par les psychologues hospitaliers qui assurent le suivi post-greffe. Un visage, ça se voit ; pas un organe. Certes, mais si la réalité dépassait … le cliché ?

Et si, chère Isabelle, ces "tissus composites de la face" qu’on vous a greffés fin novembre 2005, votre visage "autre", étaient comme le nouveau cœur d’Hannah : ce cœur, il est "différent". Et si, chère Isabelle, la greffe du visage n’était pas si différente d’une greffe d’organe ? J’ai pris à dessein l’exemple du cœur, organe chargé de symbole : siège des sentiments, de l’honneur, de la foi chrétienne, de l’âme, etc. "Avoir du cœur" (du courage), c’est "ne pas perdre la face". Et si, chère Isabelle, c’était vous qui aviez à apprendre aux psychologues hospitaliers (et à nous usagers de la santé), et non l’inverse ? Je vous préfère lorsque vous êtes assertive, sûre de vous. "Ce visage, c’est quelqu’un d’autre. Ce n’est pas moi, ce n’est pas elle [la donneuse], c’est une autre". Comme c’est bien vu ! Votre "disons que ce n’est pas comme les autres greffes" sent, quant à lui, un peu trop la leçon apprise, la concession, le consensus (trop mou). Vous vous excusez de n’être pas comme les autres [greffés] ? A mon humble avis : nul besoin. Paul Valéry ne disait-il pas : "Ce que nous avons de plus profond, c’est la peau" ? Plus profond que nos organes : la peau. Y a-t-il, selon Paul Valéry, plus profond que la peau du visage ? Fi des idées de Paul Valéry : il y aurait la greffe de visage ; et la greffe d’organes. Il ne faudrait pas "mélanger les torchons et les serviettes" : voilà ce que dit le (présumé) "consensus social". Existe-t-il vraiment ? Par qui a-t-il été créé ? Le visage se situerait sur le plan de l’identité sociale ; pas les organes qui, eux, ne se voient pas. Et ces milliers de patients en attente de rein, qui subissent les contraintes quotidiennes de la dialyse, si invalidante sur le plan social et professionnel ? Pour ces patients, si leurs reins ne se voient pas à l’œil nu comme le visage, les contraintes sociales qui résultent de leur insuffisance rénale, elles, se voient comme le nez au milieu de la figure : impossibilité de travailler à temps plein, de mener des études dans de bonnes conditions, d’aller à l’école (absentéisme dû à la dialyse). L’identité sociale, professionnelle, l’identité tout court du patient en attente de greffe de rein : autant d’identités grevées par la dialyse. Visage égale identité ? Pas seulement ! Allez donc demander à un patient en dialyse. J’ai rencontré des patients qui ont reçu un rein et qui peuvent échapper à la dialyse. "Ca a changé ma vie !", m’ont dit certains, tandis que d’autres souffraient de complications. Ceux pour qui la greffe de rein a changé la vie, et qui comparent l’avant et l’après greffe, ne me semblent pas si étrangers à une Isabelle Dinoire privée de vie sociale et professionnelle lorsqu’elle était défigurée, avant sa greffe. "Les résultats esthétiques lui permettent une vie sociale normale", indique l’équipe chirurgicale qui a greffé "les tissus composites de la face" chez Isabelle Dinoire, dans le résumé de sa communication (cité plus haut).

"Quel mal y a-t-il à greffer un organe qui ne se voit pas ? Mais greffer un visage qui se voit, c’est différent. Voilà qui pose des questions d’éthique." Telles sont les sages paroles des spécialistes – à tout le moins, lesdites sages paroles me furent délivrées par un oncle médecin à la retraite.

En d’autres termes, une greffe de pancréas ou de reins ne poserait pas de problèmes d’éthique, serait bien plus anodine qu’une greffe de visage. "Le visage, ce n’est pas anodin. Mais je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un qui s’oppose à la transplantation [au prélèvement et à la greffe, Ndlr.] de pancréas", disait récemment un spécialiste de la transplantation (Dr. Renaud Gruat, Médecin anesthésiste-réanimateur au Centre Hospitalier de Pontoise, coordinateur du réseau nord-francilien de prélèvements d’organes et de tissus à l’Agence de la biomédecine, lors d’un passage télévisé au « Magazine de la santé » en juin 2009). Il faut certes requérir l’accord des proches du potentiel donneur car le prélèvement d’une partie du visage de ce potentiel donneur touche à l’intégrité physique du corps du donneur. Certes. Maintenant, cher lecteur, imagine l’inimaginable. Le prélèvement multi-organes : en présence de la coordinatrice ou du coordinateur des transplantations, sur le corps d’un donneur en état de mort encéphalique, des équipes chirurgicales s’affairent : deux chirurgiens plus un instrumentiste, pour chaque organe ou tissu prélevé : les organes sont le cœur, le foie, les reins, les poumons, les intestins, l’ilot pancréatique (pancréas) ; les tissus sont les valves, les vaisseaux, les cornées, et plus récemment : des "tissus composites de la face" (visage). Tout cela pour sauver, prolonger ou améliorer le confort de 7, 8, peut-être 9 vies … A partir d’un seul donneur ! Mais peut-on parler de "respect de l’intégrité physique du donneur" lorsque le corps qui reste après un prélèvement multi-organes n’est plus qu’une enveloppe vide ? Des yeux sans cornées, un corps sans organes vitaux, ni valves, ni vaisseaux sanguins. Une telle vision cauchemardesque empêcherait n’importe quel proche de faire son deuil. Le corps qui est présenté à la famille est donc un corps "restauré", reconstitué. Pardonnez-moi, je vais être provocante à dessein : un corps rembourré comme une poupée de chiffon ? Ne vaudrait-il pas mieux que la famille voit le corps avant, et seulement avant le prélèvement d’organes et de tissus pour dire adieu, plutôt qu’après l’opération ? Certes le "trompe l’œil" chirurgical peut faire des merveilles (donner l’illusion que le corps a toujours ses organes, ses "tissus composites de la face", ses cornées ou yeux, etc.). Cette illusion est d’ailleurs inscrite dans le règlement : les équipes chirurgicales de prélèvement des tissus et organes sont tenues d’être en mesure de présenter un corps "restauré" à la famille. Voilà qui peut donner bonne conscience au corps médical – travail bien fait : on a restauré le corps du donneur, et en plus 8 à 9 vies vont être changées ! – mais qui ne va pas forcément faciliter le deuil des proches, en tout cas pas de TOUS les proches …

Cher lecteur, continue à imaginer l’inimaginable encore un instant. Comment peut-on prélever des organes vitaux (cœur, poumons, foie, etc.) sur un mort ? Comment récupérer des organes en état de marche sur un cadavre, afin de les transplanter chez un receveur ? Pour cela, il faut que les organes qui vont être opérationnels chez le receveur aient été prélevés sans dommage vital sur le donneur … mort. Mission impossible. On ne peut pas prélever des organes morts, les greffer et leur redonner vie par magie. Les organes du "mort" sont maintenus en vie, le temps du prélèvement. Un mort avec des organes vitaux maintenus en vie, c’est un mourant. Le "mort", lorsqu’on l’amène au bloc pour le prélèvement d’organes, est donc un patient en toute fin de vie. Certes il est mort sur le plan légal (la mort encéphalique équivaut à un constat légal de décès), mais il s’agit là d’un constat de décès anticipé. Sur le plan physiologique, notre donneur est un réservoir d’organes viables. Ce n’est pas là la définition d’un mort. Mort : "qui a cessé de vivre", dit le dictionnaire. Certes, la personne "a cessé d’exister comme un tout". Mais ce réservoir d’organes qui "a cessé d’exister comme un tout" n’est pas encore un cadavre refroidi. Il faut savoir que dans le cadre d’un prélèvement de "tissus composites de la face" à partir d’un donneur en état de mort encéphalique, ce prélèvement interviendra après le prélèvement des organes vitaux tel qu’il aura été autorisé par les proches du donneur.

En ce qui concerne le constat de décès du potentiel donneur d’organes sur le plan de l’éthique : les prélèvements d’organes vitaux et ceux de "tissus composites de la face" posent des problèmes d’éthique strictement identiques. Le "dogme" ou la "règle du donneur mort" (je reprends entre guillemets les termes que l’on trouve dans les articles scientifiques sur le sujet) interdisent de se poser des questions sur la mort du donneur d’organes : le donneur est mort, c’est inscrit dans les lois bioéthiques de 2004, ce sont des "organes cadavériques" qui sont prélevés. Et pourtant, le 06/05/09 avait lieu à l’Académie Nationale de Médecine à Paris la rencontre intitulée : "Prélèvements et greffes d’organes" : "Consentement présumé, relations avec la famille, donneurs décédés et vivants, gratuité et anonymat." Le Professeur Bernard Devauchelle, chef de service de chirurgie maxillo-faciale, CHU d’Amiens, "celui qui a greffé Isabelle Dinoire", comme disent les media (ou médias), a parlé à cette occasion des prélèvements d’organes comme d’une "cérémonie" : je cite :

"Cette cérémonie du prélèvement d’organes se fait avec un respect du corps de celui qui est encore en vie et qui ne le sera plus après, ça c’est un point important qu’il convient de souligner." (Source : http://www.espace-ethique.org/fr/video_am_bioethique.php)

Il a également rappelé cette réalité : le donneur d’organes est "mourant", non "mort".S’agirait-il là d’un point de vue purement personnel, qui n’engagerait que le Professeur Devauchelle ? Il ne m’a pas semblé entendre quiconque protester dans l’assemblée, parmi les éminents Professeurs membres de l’Académie Nationale de Médecine alors présents. Il ne s’agit donc pas, ou pas seulement, d’une prise de position à titre personnel, lorsque le Professeur Devauchelle rappelle que le donneur d’organes en état de mort encéphalique est mourant et non mort. Le Professeur Devauchelle est d’ailleurs, faut-il le rappeler, rompu à la pratique des prélèvements et greffes d’organes et de "tissus composites de la face". En tant que pionnier de la "greffe de la face", il a sans aucun doute une vision aigue des problèmes éthiques posés par les prélèvements et greffes d’organes.

Il n’est d’ailleurs pas le seul. Des spécialistes américains du diagnostic de la mort encéphalique et des prélèvements "à cœur arrêté", appartenant pour certains à la prestigieuse Harvard Medical School, réclament depuis août 2008 ce que l’on pourrait appeler un ambitieux "changement de paradigme" : la "règle du donneur mort" aurait vécu, et même si cette règle a été utile lors des débuts des transplantations, il conviendrait à présent de s’en affranchir, pour plus de transparence, et non pour modifier la réalité de pratiques de prélèvement d’organes qui invalident depuis longtemps cette "règle", ou ce "dogme" (qui a valeur légale) du "donneur mort". Depuis longtemps, la justification éthique des prélèvements d’organes ne serait plus la "règle du donneur mort", alors même qu’aux débuts des transplantations, il a été dit que c’était parce que le donneur d’organes était mort que les prélèvements d’organes vitaux sur son corps étaient possibles. (Source).

Je disais donc qu’il me semble que les prélèvements d’organes vitaux et ceux de "tissus composites de la face" posent des problèmes d’éthique strictement identiques, en ce qui concerne le constat de décès du potentiel donneur d’organes sur le plan de l’éthique, car dans les deux cas, le donneur d’organes en état de mort encéphalique est un patient en toute fin de vie. La mort encéphalique équivaut à un coma dépassé. Sur le plan médical, aucun patient n’a jamais réchappé à un coma dépassé, qu’il ait été fait don des organes de ce patient ou non. Voir la mort encéphalique comme un constat de décès anticipé sur le plan légal afin de permettre le prélèvement d’organes chez un patient en coma dépassé permet de se poser la question de la toute fin de vie du donneur d’organes. Le Professeur Devauchelle n’élude pas cette question lorsqu’il dit : "Cette cérémonie du prélèvement d’organes se fait avec un respect du corps de celui qui est encore en vie et qui ne le sera plus après, ça c’est un point important qu’il convient de souligner." (Propos cités plus haut).

Finalement, le prélèvement d’organes comme le pancréas (pour soigner le diabète), qui n’ont pas la portée symbolique du visage ou de "tissus composites de la face", ne va pas sans soulever des questions d’éthique. Prélèvement d’organes, prélèvement de "tissus composites de la face", même combat : quelle fin de vie pour le donneur d’organes et de tissus ?

Certains clichés ont la peau dure, ils seraient pourtant à nuancer : la greffe du visage, ce n’est pas la même chose que les autres greffes ; le prélèvement d’organes sans portée symbolique tels que le pancréas ne pose pas de problèmes d’éthique, contrairement au prélèvement de "tissus composites de la face" …

Et que dire de la transplantation rénale : plus de 13.700 patients en attente de greffe, la majorité attend un rein. Côté donneurs : va-t-on élargir, modifier les critères de la mort pour trouver plus de donneurs de reins afin de faire face à la pénurie de "greffons" ? Côté patients en attente de greffe : sur quels critères établir des règles de répartition des "greffons" parfaitement équitables, dans un contexte de pénurie de "greffons" (222 patients morts en 2008 "faute de greffe") ?

Vous avez dit "faute" ?

Elargir, modifier les critères de la mort afin de pouvoir prélever plus de reins : et si la transplantation rénale posait des problèmes d’éthique pesant autrement plus lourd dans la balance que ceux liés à la transplantation de "tissus composites de la face" ? Pourquoi existerait-il tout juste un droit à la greffe pour une Isabelle Dinoire d’un côté, et une obligation à la greffe – ou droit opposable à la greffe – pour les milliers de patients en attente de greffe de rein de l’autre ? Pourquoi deux poids deux mesures ? Le don d’organes n’est pas un dû, ni un droit opposable, ni un devoir. Le don d’organes est un don.

Pour les chiffres de la greffe, voir le site de l’Agence de la biomédecine :
http://www.agence-biomedecine.fr/agence/les-chiffres.html

Requête ...

... auprès de Madame La Ministre de la santé et des sports. Courrier envoyé ce jour à Mme Roselyne Bachelot - Narquin.


Madame Bachelot,

Par la présente, je souhaiterais vous adresser une requête que j’ai adressée aux acteurs des transplantations d’organes mais qui, jusqu’ici, est restée sans réponse. Ma requête est motivée par la demande qui est faite aux usagers de la santé : prendre position sur le don d’organes : "pour ou contre, je le dis à mes proches".

Usager de la santé, j’ai cherché à me renseigner sur les prélèvements "à cœur arrêté" qui ont repris en France depuis 2007. L’Agence de la biomédecine, qui orchestre le discours public sur le don d’organes, n’avait pas de communication officielle à me faire parvenir sur le sujet.

Il me semble que l’on peut difficilement se faire une idée sur un sujet de cette importance (un arrêt cardiaque, cela concerne beaucoup plus de monde que la "mort encéphalique") sans avoir vu de quoi il retourne : je parle des aspects concrets de la question.

Comment puis-je savoir si je suis pour ou contre le don de mes organes à ma mort si je ne sais pas comment est traité le (potentiel) donneur d’organes ? L’histoire de chaque patient en attente de greffe est certes poignante, mais je ne saurais me positionner sur cette question qui concerne ma toute fin de vie en réfléchissant au seul don. Quelle fin de vie pour le donneur d’organes ? Lorsque je pose cette question au corps médical, particulièrement aux acteurs des transplantations, on me répond sur la beauté du don. Voilà qui fait certes consensus.

Ma question pourrait vous paraître provocante, pourtant, il n’en est rien : elle relève du simple bon sens : puis-je assister, en tant qu’usager de la santé, à un prélèvement d’organes ? Ou, à défaut, à la mise en place des traitements qui visent à la "seule" conservation des organes sur un potentiel donneur d’organes ? Il me semble que sans savoir comment on traite le potentiel donneur d’organes, je ne peux pas savoir si j’accepterais de devenir, ou non, donneur d’organes, s’il devait m’arriver un jour de me retrouver en état de "mort encéphalique" ou d’"arrêt cardio-respiratoire persistant".

Je joins à ce courrier copie du courrier envoyé hier au Professeur Louis Puybasset, unité de NeuroAnesthésie-Réanimation, Département d’Anesthésie-Réanimation, Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris (copie : Conseil National de l’Ordre des Médecins). Ce courrier concerne un projet d’information des usagers de la santé sur le thème : "éthique et transplantation d’organes".

Dans l’attente de votre réponse, veuillez agréer, Madame, l’expression de mes considérations distinguées.

Catherine Coste

Projet sur le thème "éthique et transplantation d'organes"

Voici le contenu d'une lettre adressée aujourd'hui au Professeur Louis Puybasset, Unité de NeuroAnesthésie-Réanimation, Département d'Anesthésie-Réanimation, Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris. (Lire cette lettre sur AgoraVox, le journal citoyen en ligne : lien).

Professeur Puybasset,

D’avance, j’espère que vous me pardonnerez de rappeler à longueur de lignes ce que vous connaissez si bien déjà.

Le 10 septembre 2005, vous écriviez, en réponse à mes questions sur le thème "douleur et prélèvement d’organes" :

"Je suis responsable d’une réanimation de neurochirurgie qui s’occupe beaucoup de prélèvements d’organes. Le diagnostic de mort cérébrale en France est le plus rigoureux du monde. Il repose sur la conjonction d’un examen clinique indiscutable et de 2 EEG plats en normothermie ou d’un angioscanner ou d’une artériographie montrant une perfusion nulle du cerveau. Il n’en est pas de même dans d’autres pays où vos craintes pourraient être partiellement justifiées (USA, Angleterre où ces examens ne sont pas requis).

Je peux vous affirmer qu’avec une telle démarche, les patients prélevés n’ont réellement plus aucune fonction cérébrale. J’en veux pour preuve que tous ceux pour lesquels la famille refuse et que nous extubons décèdent dans les quelques minutes qui suivent.

Cela n’empêche pas que des réactions médullaires peuvent persister chez ces patients, comme cela survient chez les tétraplégiques, si la moelle reste encore vascularisée. Ceci peut parfois être responsable de mouvements automatiques des membres à la stimulation douloureuse qui peuvent être impressionnant. C’est la raison pour laquelle ces patients sont le plus souvent maintenus sous morphine à petites doses.

Le problème de la réanimation de ces patients en vue de prélèvements est différent. Je vous répondrais que cette réanimation est limitée dans le temps et qu’elle est douloureuse pour les soignants. Si nous faisons cela, ce n’est pas pour faire souffrir une famille mais pour sauver d’autres vies. Je vous recommande très vivement d’ouvrir votre blog à des receveurs d’organes qui doivent leur vie aux dévouement de ces médecins, de ces infirmières et des familles de donneurs qui pourraient voir certains des propos que vous rapportez comme une atteinte à leur honneur, voire les qualifier de diffamatoires.

Madame, vous-mêmes ou un de vos proches sera peut-être un jour receveur. Je ne doute pas que cela changera alors votre vision de cette médecine qui est une des plus belles qui soient car elle donne véritablement la vie et exprime ce qu’est la solidarité humaine contre l’égoïsme et le repli sur soi." (source)

Il s’agissait pour moi, en tant qu’usager de la santé, de me renseigner sur une question pourtant objective : s’il m’arrive de me retrouver en état de mort encéphalique, vais-je souffrir lors du prélèvement de mes organes, pour peu que je consente à ce "don" après ma mort, ou, plus exactement, à ma mort ? J’ai poursuivi ce questionnement auprès de vous-même, et du Professeur Christian Cabrol, qui, pour toute réponse, m’a écrit, toujours en 2005, qu’il m’interdisait de faire référence à son nom sur le weblog d’information que j’ai initié en mars 2005, sur le thème "éthique et transplantation d’organes". Lorsqu’un usager de la santé cherche à s’informer sur la question du don d’organes, à ceci près qu’il s’agit cette fois-ci de se placer dans la perspective du donneur d’organes et non dans celle du receveur d’organes (est-ce inédit ?), les réponses obtenues auprès des acteurs institutionnels sont pour le moins péremptoires : mon questionnement sur la mort du donneur d’organes pourrait être "diffamatoire", ou "porter atteinte au corps médical acteur des transplantations", il me serait interdit de faire référence au pionnier des transplantations cardiaques en Europe, pourtant personnage public, ne serait-ce que parce qu’il est l’auteur de nombreux livres grand public (d’ailleurs écrits avec beaucoup de talent et de pédagogie) ?! (...)

Face à ces "réponses", je joue depuis mars 2005 un rôle de médiation éthique entre les usagers de la santé, les acteurs du monde médical et les politiques (Sénat, Assemblée Nationale), tant l’information dont disposent les usagers de la santé sur le thème du don d’organes me semble lacunaire.

Ici je rappellerai brièvement le rôle bicéphale de l’Agence de la biomédecine (ABM), issue d’un décret parlementaire : d’une part, orchestrer le discours public sur le don d’organes ; d’autre part, promouvoir le don d’organes (mission donnée à l’ABM par l’Etat : 5.000 greffes à horizon 2010). Or promouvoir n’est pas informer. L’ABM peut-elle être garante du consentement (ou du refus) "éclairé", issu de l’information reçue par l’usager de la santé, si cette information, ou discours public sur le don d’organes qu’elle orchestre, ne s’affranchit jamais de la promotion ? Dans un contexte légal de consentement présumé, présenter la promotion du don d’organes comme de l’information sur les transplantations d’organes est problématique. On a d’ailleurs vu les limites et dangers du "système de l’appropriation conditionnelle par la société des organes", tel qu’il a été proposé il y a quelques années par les Professeurs Henri Kreis et Jean-Michel Dubernard. (Source). Le don d’organes n’est pas un dû, ainsi qu’il a été rappelé à l’Assemblée Nationale le mercredi 30 juin 2009 par le Professeur Jean-Michel Boles, qui dirige le service de réanimation et des urgences médicales du CHU de Brest, à l’occasion de son audition qui se déroulait dans le cadre de la mission d’information sur la révision des lois de bioéthique (source).

Pour en revenir au weblog d’information "éthique et transplantation d’organes", qui présente plus de quatre années de réflexions, témoignages, articles scientifiques et presse grand public sur le sujet, notamment en ce qui concerne le constat de décès du potentiel donneur d’organes sur le plan de l’éthique : le "dogme" ou la "règle du donneur mort" interdisent de se poser des questions sur la mort du donneur d’organes : le donneur est mort, c’est inscrit dans les lois bioéthiques de 2004, ce sont des organes cadavériques qui sont prélevés. Et pourtant, le 06/05/09 avait lieu à l'Académie Nationale de Médecine à Paris la rencontre intitulée : "Prélèvements et greffes d’organes" : "Consentement présumé, relations avec la famille, donneurs décédés et vivants, gratuité et anonymat." Le Professeur Bernard Devauchelle, chef de service de chirurgie maxillo-faciale, CHU d’Amiens, a parlé à cette occasion des prélèvements d'organes comme d'une "cérémonie" : je cite :

"Cette cérémonie du prélèvement d'organes se fait avec un respect du corps de celui qui est encore en vie et qui ne le sera plus après, ça c'est un point important qu'il convient de souligner." (Source).

Il a également rappelé cette réalité : le donneur d’organes est "mourant", non "mort". S’agirait-il là d’un point de vue purement personnel, qui n’engagerait que le Professeur Devauchelle ? Il ne m’a pas semblé entendre quiconque protester dans l’assemblée, parmi les éminents Professeurs membres de l’Académie Nationale de Médecine alors présents. Il ne s’agit donc pas, ou pas seulement, d’une prise de position à titre personnel, lorsque le Professeur Devauchelle rappelle que le donneur d’organes en état de mort encéphalique est mourant et non mort. A ma connaissance, personne n’a qualifié ces propos tenus par le Professeur Devauchelle de "diffamatoires", ou comme pouvant "porter atteinte à l’honneur" du corps médical acteur des transplantations. Le Professeur Devauchelle est d’ailleurs, faut-il le rappeler, rompu à la pratique des prélèvements et greffes d’organes et de tissus composites de la face. En tant que pionnier de la "greffe de la face", il a sans aucun doute une vision aigue des problèmes éthiques posés par les prélèvements et greffes d’organes.

Il n’est d’ailleurs pas le seul. Des spécialistes américains du diagnostic de la mort encéphalique et des prélèvements "à cœur arrêté", appartenant pour certains à la prestigieuse Harvard Medical School, réclament depuis août 2008 ce que l’on pourrait appeler un "changement de paradigme" : la "règle du donneur mort" aurait vécu, et même si cette règle a été utile lors des débuts des transplantations, il conviendrait à présent de s’en affranchir, pour plus de transparence, et non pour modifier la réalité de pratiques de prélèvement d’organes qui invalident depuis longtemps cette "règle", ou ce "dogme" (qui a valeur légale) du "donneur mort". Depuis longtemps, la justification éthique des prélèvements d’organes ne serait plus la "règle du donneur mort", alors même qu’aux débuts des transplantations, il a été dit que c’était parce que le donneur d’organes était mort que les prélèvements d’organes vitaux sur son corps étaient possibles. (Source).

Mourant, mort, quelle différence cela fait-il ? Pour peu que l’on veuille bien se placer dans la seule perspective des droits des malades en fin de vie : un mourant ayant les droits de la personne, et les morts n’ayant plus les droits de la personne, le mourant relève de la loi des malades en fin de vie (loi Leonetti d’avril 2005), tandis qu’un donneur d’organes en état de mort encéphalique ou d’"arrêt cardio-respiratoire persistant" n’a plus les droits du malade en fin de vie (il est exclu de la loi Leonetti). La différence n’est donc pas mince : loi Leonetti pour les mourants ; aucune loi et aucun droit pour les patients en état de mort légale, potentiels donneurs d’organes ("mort encéphalique", "arrêt cardio-respiratoire persistant"). Dans ces deux cas de mort légale, des "soins" (invasifs) peuvent être entrepris sur le potentiel donneur en état de mort légale dans le seul intérêt de patients en attente de greffe. Le constat de décès légal, dans le cadre de prélèvement d’organes sur donneurs "morts", est un constat de décès anticipé, car il précède le décès sur le plan physiologique du potentiel donneur d’organes. Le décès légal précède le décès physiologique du donneur, ce constat de décès anticipé est inscrit dans la loi (cf. les lois de bioéthique d’août 2004).

La mort encéphalique constituerait, à poursuivre les propos du Professeur Devauchelle, un constat de décès précoce sur le plan légal, je dis précoce du fait que dans le cas d’un diagnostic de mort encéphalique, la mort légale du potentiel donneur précède sa mort sur le plan physiologique : la mort légale du patient est prononcée au préalable du prélèvement des organes (mort sur le plan physiologique du patient donneur d’organes). Cette pratique des prélèvements d’organes sur donneurs en état de mort encéphalique, certes louable car elle sauve, prolonge et/ou améliore de nombreuses vies, n’est cependant pas sans poser des problèmes d’éthique, du point de vue de la déontologie médicale notamment :

• Tout médecin doit poursuivre le bien du seul patient qu’il a en face de lui, et non sacrifier l’intérêt dudit patient au profit d’autres (déontologie médicale : "primum non nocere", "d'abord ne pas nuire")
Donner ses organes à sa mort et non après sa mort interroge sur sa fin de vie : le donneur d’organes est-il anesthésié ? N’y-a-t-il pas risque de sous-dosage anesthésique ? Ou encore, d’acharnement thérapeutique - "prolonger" une réanimation, le temps de pouvoir organiser le prélèvement d’organe(s) ? La loi sur les droits des malades en fin de vie permet de mettre fin à un acharnement thérapeutique dit "déraisonnable" (qui n’est plus dans l’intérêt du patient). Du point de vue du potentiel donneur d’organes, cet acharnement thérapeutique peut être vu comme déraisonnable (réanimation prolongée, ou encore, soins invasifs dans le "seul" but de récupérer des organes, dans le cadre de potentiels prélèvements de reins consécutifs à une mort "suite à arrêt cardio-respiratoire").
• Du point de vue des patients en attente de greffe, ce même "acharnement" n’est pas si déraisonnable qu’il y paraît. Si un médecin ne peut plus rien pour son malade, pourquoi n’essaierait-il pas de poursuivre le bien d’autres malades, en permettant le prélèvement des organes de son malade, pour lequel il ne peut plus rien ? C’est là sans doute votre argument, Professeur Puybasset :

"Le problème de la réanimation de ces patients en vue de prélèvements est différent. Je vous répondrais que cette réanimation est limitée dans le temps et qu’elle est douloureuse pour les soignants. Si nous faisons cela, ce n’est pas pour faire souffrir une famille mais pour sauver d’autres vies." (Cité plus haut)

Toute cette réflexion n’a rien de nouveau. Ce qui est pourtant nouveau, c’est que quelqu’un du grand public (je n’ai aucune formation médicale) envisage ces problèmes d’éthique. Puis-je rappeler une évidence : si la médecine appartient aux seuls médecins, l’éthique, elle, appartient à tout le monde. N’est-il pas demandé à tout citoyen de réfléchir sur sa fin de vie ("directives anticipées") ? Et au don de ses organes à sa mort ? Je ne fais que mon devoir de citoyen. Toujours en tant que citoyen, laissez-moi vous poser une question : comment puis-je réfléchir au don d’organes sans réfléchir à ma (toute) fin de vie, ou vice-versa ?

Pour ou contre le don de ses organes ? Cette question en appelle une autre : dans quelles conditions le don d'organes se fait-il ? Peut-on être contre le don d'organes si on est pour la greffe ? La question "Etes-vous pour ou contre le don d'organes ?" n'est pas une question ouverte. Elle appelle une réponse sans nuance(s) : "oui/non", un peu comme l'interrupteur "On/Off" d'un appareil électrique ou électronique, ou une porte qui doit être ouverte ou fermée (afin d'éviter les courants d'air), ou encore ces films hollywoodiens où n'existent que des bons ("the goodies") d'un côté et des méchants ("the baddies") de l'autre. Permettez-moi de sortir de cette fiction afin d’initier une véritable réflexion sur les conditions du don d'organe(s). Est-il possible d'améliorer ces conditions ?

Deux éléments fondamentaux :
• Comment est-il possible de prélever des organes vitaux (en bon état de marche) sur des "morts" ? N’y-a-t-il pas là une contradiction ? Respecter la "règle du donneur mort" serait alors mission impossible.
• Les droits des patients en attente de greffe, receveurs ou potentiels receveurs d’organes ne priment pas sur ceux des donneurs ou potentiels donneurs d’organes. Le don passe par la mort d’une personne, par essence il n’est pas industrialisable, ou reproductible à la chaîne, sous le poids du nombre des patients en attente de greffe. Certes une greffe de rein permet à la sécurité sociale d’économiser plus de neuf années de dialyse, tandis que cette greffe de rein ne lui coûte qu’un an de dialyse. Les greffes de reins sont rentables, la pression économique est indéniable, et une large majorité des patients en attente de greffe attendent un rein. Pour autant, vouloir industrialiser le don d’organes, c’est décider une bonne fois pour toutes que la fin justifie les moyens, qu’il est éthique de rendre prioritaires les droits du receveur d’organes par rapport à ceux du donneur ou potentiel donneur d’organes. Rappelons que si ce n’est sur le plan médical, du moins sur le plan légal, les hommes sont "égaux en droits". Si on décide d’ouvrir un droit opposable à la greffe en donnant la priorité aux droits des receveurs d’organes sur ceux des donneurs ou potentiels donneurs, alors il faut réécrire la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, car dans ce cas, les hommes ne seront plus "égaux en droits".

Je souhaiterais conclure sur une anecdote : il y a deux ans, une maman qui, selon la formule consacrée, "ne s’était pas opposée au prélèvement d’organes" sur son fils (un adolescent), m’a avoué, quelque temps après : "J’ai l’impression que tout a été orchestré pour obtenir notre accord". Permettez-moi de voir dans ces mots une terrible accusation, tout égarement dû à la douleur mis à part. Il me semble que cette maman confrontée au don d’organes de son fils n’a pas eu toute l’information voulue au bon moment afin d’avoir la certitude de ne pas abandonner son fils au pire moment de sa courte existence. Cette maman n’aurait-elle pas pu être rassurée, en temps réel, sur la fin de vie de son fils ?

"- Votre fils est mort, Madame ... - Ah bon, vous êtes sûr, Docteur ? Pourtant il est encore chaud, il me semble qu’il respire et qu’il dort ! - Ce ne sont que les machines qui l’aident à respirer, Madame. Mais il est mort, c’est d’ailleurs inscrit dans la loi."

Caricature certes, mais banal refrain tout de même, et bien connu des spécialistes du diagnostic de mort encéphalique ... Mais aussi : dilemme inhumain, dans lequel on plonge ces familles pourtant durement touchées déjà : mon fils est chaud, on me dit pourtant qu’il est mort, et je dois donner ses organes pour être généreuse et ne pas regretter par la suite de n’avoir pas aidé à sauver des vies ...

Balayer la question de la fin de vie du donneur d’organes sous le tapis du fait de la "règle du donneur mort", qui a force de loi (lois bioéthiques de 2004), qui plus est dans un contexte légal de consentement présumé : ce n’est pas ma vision de cette médecine "qui est une des plus belles qui soient car elle donne véritablement la vie et exprime ce qu’est la solidarité humaine contre l’égoïsme et le repli sur soi." Cette maman aurait-elle refusé le don des organes de son fils si elle avait su que son fils était mourant et non mort ? Probablement pas si (et seulement si) elle avait pu être rassurée sur la prise en charge de son fils pour sa toute fin de vie. Aujourd’hui, elle reste avec cette incertitude sur la fin de vie de son fils : a-t-elle bien fait ? N’a-t-il pas souffert plus que si ses organes n’avaient pas été prélevés ? Autant de questions (et bien d’autres) rendues impossibles (taboues) par le fait que la "règle" (le dogme ?) du "donneur mort" ont force de loi. Faut-il cette fiction juridique qu’est la "règle du donneur mort" pour justifier l’éthique des prélèvements d’organes ?

La "règle du donneur mort" fait du prélèvement d’organes sur donneur mourant un crime. En même temps, le Professeur Bernard Devauchelle parle du "respect du corps de celui qui est encore en vie". Le constat légal de décès anticipé plonge les familles confrontées au don d’organes dans le désarroi.

En écho à "l’égoïsme et au repli sur soi" cités plus haut, le Professeur Christian Cabrol disait : "Se faire enterrer avec ses organes est un crime social." (Cité par le Professeur Daniel Loisance : "Le cœur réparé", Robert Laffont, 1999). Cette volonté d’"industrialiser" le don d’organes (dans un contexte légal de consentement présumé) appellerait une autre formule :

"La volonté d’industrialiser le don d’organes pourrait être un crime social". Vous voyez que, n’ayant pas le génie de la formule comme le Professeur Christian Cabrol, plus modestement, sans doute plus raisonnablement aussi, je nuance mes propos.

Professeur Puybasset, nous avions terminé notre dernier entretien sur votre conseil : "Revenez me voir avec un projet".

Je me permets donc de revenir vers vous avec un projet : informer le grand public sur le don d’organes, et me tiens à votre disposition, ainsi qu’à celle des équipes hospitalières de coordination des transplantations d’organes, pour mener à bien ce projet. Puis-je me permettre de vous rappeler que j’ai écrit plus d’une vingtaine d’articles sur le sujet "éthique et transplantations d’organes" sur Agora Vox, le journal citoyen en ligne, entre 2007 et 2009, ... en "gage de solidarité humaine contre l’égoïsme et le repli sur soi." ?

Avec mes cordiales et courtoises salutations.

Catherine Coste