C'est avec beaucoup d'émotion que j'ai lu le témoignage d'un chirurgien, publié dans l'ouvrage de Claire Boileau : "Dans le dédale du don d'organes. Le cheminement de l'ethnologue" (Editions des archives contemporaines, 2002). Après une formation et une pratique infirmière, Claire Boileau s'est tournée vers l'anthropologie du corps, de la mort et du don. Anthropologue, chercheur associé au Laboratoire "Société, santé, développement" (CNRS, Université de Bordeaux II), elle a été membre du Conseil Médical et Scientifique de l'EFG (Etablissement Français des Greffes, remplacé depuis 2005 par l'Agence de la biomédecine).
Ouvrage cité, pages 83-87 :
"Durant cette enquête, une histoire surgissait régulièrement dans les discours des professionnels, histoire selon laquelle un chirurgien de renom avait quitté la profession après avoir été mis en présence de ce phénomène [les "manifestations résiduelles" observables chez les patients en état de mort encéphalique]. Il s'apprêtait à inciser le thorax lorsque le bras de l'opéré se mit à bouger. Il jura donc de ne plus jamais s'occuper de ce genre d'activité (...). La répétition de ce récit et, bien sûr, le phénomène auquel il faisait référence avait fini par m'intriguer au point de souhaiter le rencontrer, ce qu'il accepta sans détour.
'Quand j'ai quitté le service', me dit-il, 'on en était à la 100ème [prélèvement], j'ai dû en faire une cinquantaine. J'avais une sensibilité difficilement compatible avec ce type d'activité... L'impression d'être mangé par la somme des tâches. Je me sentais dispersé et j'avais l'impression de ne pas faire ce que j'aimais vraiment. Mais tout le monde est interpellé par le fait de trancher dans la chair de son contemporain, mais certains restent dans le déni. A des degrés divers, tous les chirurgiens font entrer de tels mécanismes. Si c'est le déni, il ne se passe rien. Moi je m'arrangeais très bien. Par exemple j'allais voir mon futur opéré la veille [le receveur], on discutait le bout de gras, il fallait répondre aux questions, à l'angoisse de la veille de l'intervention, et ils me demandaient : Est-ce que je vous verrais demain matin ? Je leur disais non, car j'avais besoin de ne pas les voir... C'est très utile, un champ opératoire [pièces de tissus stériles de différentes tailles installées sur l'opéré de façon à circonscrire et isoler la zone à opérer. De fait, le corps n'est plus visible dans son ensemble]. , et ... ça devient le muscle grand dorsal, les côtes à traverser. Il y a vingt ans, le chirurgien était le grand chef. Il était omnipotent. Maintenant, il est de plus en plus celui qui va faire l'acte technique sans être impliqué dans l'itinéraire du malade'.
Quelques jours après cette entrevue au cours de laquelle, malgré mes sollicitations réitérées concernant l'histoire en question, il n'avait rien dit de ce qui était raconté sur lui, il m'envoyait ce courrier qu'il qualifiait de 'compte-rendu non habituel d'un prélèvement d'organes'. Il souhaitait démontrer ainsi combien la pratique du prélèvement lui avait été pénible, au point d'abandonner ensuite, définitivement, toute activité chirurgicale. Je vous restitue une partie de ce témoignage si éclairant.
'Ah ! Vous voilà ! Tout va bien, vous pouvez y aller. C'est avec ces mots que nous sommes accueillis par le coordinateur du centre de prélèvements. Tout va bien signifie, en bref, que l'ensemble des critères requis est rassemblé chez le sujet en coma dépassé ; que les tracés électroencéphalographiques sont plats, signatures légales de la certitude de la mort ; que les instances ont apposé leur signature à l'autorisation de prélèvements ; et, enfin, que la famille a donné son accord.
Il nous accompagne auprès du donneur, un adolescent magnifique terrassé sur son lit. Autour de lui, les infirmières s'activent avec compétence. Elles disent : Il maintient sa tension, il a une bonne diurèse. Mais à qui s'adresse donc ce il dont elles parlent ? Est-ce simplement à ce grand corps préparé ici pour qu'il rende d'ultimes services ? Ou bien est-ce à cet adolescent qui a une histoire, une famille ?
Pendant que les préparatifs se poursuivent, je pense à ses parents, à ses amis, effondrés par la mort brutale, à qui il a fallu demander l'autorisation d'effectuer le prélèvement. Je ne les ai pas vus et me sens lâchement soulagé de ne pas avoir eu pour tâche de les affronter.
Mais je suis distrait dans mes rêveries, pour l'heure malvenues, par les nécessités du moment : vérifier l'état bronchique, demander une ultime radiographie pulmonaire, récupérer les résultats des dernières gazométries sanguines, etc., toutes ces occupations tellement simples et plus rassurantes que les pensées qui m'assaillaient tout à l'heure...
... Tout est enfin prêt. Champs opératoires installés, l'intervention peut débuter. Je saisis le bistouri électrique afin de tracer l'incision. Au premier contact avec la peau, le corps du donneur tressaille vigoureusement. Instantanément, j'arrête mon geste, saisi par l'effroi.
Il bouge ! dis-je à l'anesthésiste, sous-entendant par là, et de manière la plus concise, que je crains qu'il ne soit encore vivant, que nous ne soyons en train de commettre l'irréparable, de ... perpétrer un véritable meurtre.
Cela arrive, répond-il calmement. Ce ne sont que les arcs réflexes médullaires qui persistent. On va augmenter la dose de curare. Tu sais, on en met toujours avant les prélèvements. [NB : le curare n'est pas un anesthésiant, c'est un myorelaxant, donc il permet le relâchement des muscles, ndlr]. Eh bien non, je ne le savais pas ! Ou plutôt jusqu'à ce jour, je n'avais pas pris conscience que les réflexes médullaires persistaient et qu'un sujet en coma dépassé ne restait immobile qu'au prix d'une curarisation. De quel mort s'agit-il donc là, qu'il faille le calmer pour qu'il ne bouge pas ?
Mais si tu veux, poursuit l'anesthésiste, on arrête tout. Phrase assassine qui me renvoie, sans détour possible, la responsabilité de décider si le mort est bien mort.
Son coeur bat, le sang coule dans ses vaisseaux, ses poumons se soulèvent régulièrement au rythme du respirateur et, par sous-dosage d'anesthésique, il réagit à la brûlure du bistouri : rien de ce que je peux en saisir par mes sens ne me le différencie d'un vivant que l'on opérerait. Mais non ! Les électroencéphalogrammes sont bien plats. Je ne les ai pas vus, pas plus que je n'ai vu le spécialiste qui les a interprétés, mais je dois faire confiance. Tout est en règle. Et puis, le receveur de ces poumons est déjà en cours d'intervention et d'autres attendent encore le coeur, le foie ou les reins. Leur survie en dépend. Le bistouri encore levé au-dessus de la peau, ces folles pensées tourbillonnent dans ma tête, négociation intime et cauchemardesque entre l'instinct qui refuse et la raison qui accepte, recherche désespérée d'arguments qui puissent balayer mes réticences et m'inciter à poursuivre... quelques instants encore, puis ma main s'abaisse et je trace l'incision.
Plus tard, coeur, poumons, foie et reins sont disséqués, cannulations en place, et tout est prêt pour le dernier acte du prélèvement. De la main droite, je tiens un clamp [pince servant à fermer un tuyau, une artère, une veine], mors écarté autour de la veine cave. Le geste reste suspendu par une ultime hésitation. Un collègue me presse : Mais qu'attends-tu donc ? Je serre le clamp. Le coeur s'arrête.
Le prélèvement effectué et les poumons soigneusement conditionnés dans une glacière, notre équipe s'esquive de la salle d'opération, tenant à bout de bras la précieuse cargaison. Le coeur et le foie suivront bientôt le même chemin. Est-ce seulement la réelle nécessité de réimplanter l'organe au plus vite qui nous fait prendre un pas pressé ? Ou bien n'adoptons-nous pas quelque peu l'attitude du voleur désertant furtivement le lieu de son méfait ? Quoi qu'il en soit, nous traversons rapidement les couloirs qui conduisent aux ambulances.
... Beaucoup plus tard, en fin de matinée, de retour d'un trop bref repos, j'apprends que tout se passe au mieux pour le greffé de la nuit.
Je devrais être content.'
Ce témoignage (...) montre à quel point la définition de la mort encéphalique s'accommode mal de certains signes extérieurs. (...)
Comme l'indique ce chirurgien, ces réflexes peuvent apparaître lors de l'incision. Néanmoins, d'autres signes, moins visibles mais en contradiction avec l'énoncé de la mort encéphalique, ont été relevés par certains auteurs dans la littérature médicale telle que la présence de décharges hormonales, incompatibles avec la notion d'arrêt total du cerveau. De tels indices, contraires à la définition de la mort encéphalique (entendue comme cessation totale et définitive de l'encéphale), ne traduisent pas pour autant la 'présence de la vie' au sens plein du terme, ou son retour possible. Ils interrogent les incohérences actuelles qui existent entre la formulation théorique de la mort cérébrale, ses critères d'appréciation et les tests destinés à la confirmer.
Bien que ces manifestations soient clairement identifiées et justifiées du point de vue neuro-physiologique, leur présence soulève de multiples questions : le donneur souffre-t-il ? De quelle douleur s'agit-il lorsque la conscience n'est plus ? Les automatismes sont-ils en dehors du champ de la vie ? Et de façon plus générale, le donneur incarne-t-il autre chose qu'un ensemble de fonctions mécaniques entre le moment où il est déclaré mort et celui où il n'est effectivement plus possible que ce type de réflexe n'apparaisse, c'est-à-dire à l'arrêt du coeur ?
'L'individu est considéré comme mort parce qu'il est mort à l'espèce humaine mais il n'est pas mort à l'espèce vivante', souligne L.V. Thomas à propos de cet état particulier [ L.V. Thomas, "Mélanges thématiques", L'Harmattan, 1993, p.7].
Aussi longtemps que les battements cardiaques perdurent, le donneur n'est jamais tout à fait considéré comme un défunt. L'arrêt du coeur a lieu au bloc opératoire au moment du prélèvement d'organes. Aussi la salle d'opération porte-t-elle bien son nom : l'opération qui s'y déroule concerne autant l'aspect chirurgical que symbolique. Le donneur change véritablement de statut : il devient un 'véritable' défunt".
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