L'ouvrage est consacré à l'impossibilité actuelle de bien communiquer la science. Une synthèse des travaux en académie et des pratiques sur le terrain donne un tableau assez noir : bilan scientifique mitigé et absence en Europe d’une véritable culture de communication publique de la science. | Michel Claessens est responsable de la communication à la Commission européenne (Direction générale de la recherche). Il enseigne à l'Université Libre de Bruxelles et anime le réseau international sur la communication publique de la science et de la technologie (PCST). Le 29/09/2009, il a publié un livre provocateur : “Science et communication : pour le meilleur ou pour le pire ?” M. Claessens part du constat suivant : ce qui domine dans notre société contemporaine, ce sont bien les difficultés de communiquer la science : En Europe et en France notamment, le nucléaire semble toujours se gérer par manifestations et les OGM par fauchages. “Sur le plan purement scientifique, expliquent Sless et Shrensky, les preuves d’une efficacité de la ‘communication’ sont aussi fortes que celles liant les danses de la pluie à l’apparition de celle-ci.” L'analyse des crises récentes (Tchernobyl, OGM, vache folle, grippe aviaire) révèle des exemples flagrants d'incommunication publique. Cette situation handicape fortement les interactions entre science et société. Pour développer une culture de la communication de la science, l'ouvrage propose notamment d'instaurer des "jurys d'assises de la techno science" en systématisant voire en institutionnalisant les conférences de citoyens. |
Un livre qui dénonce toutes les “bulles scientifiques” (à l’instar des bulles immobilières) crées par des journalistes incompétents et/ou des médecins faisant assaut de zèle pour obtenir des crédits de recherche, lesdites “bulles” pouvant profiter à de grands labos pharmaceutiques. | Dr. Ben Goldacre est médecin-journaliste, chroniqueur hebdomadaire dans "The Guardian" (UK). il dénonce la "Bad Science" : la “mauvaise science”, chaque semaine dans ce grand journal anglais. Ce livre vient de sortir (2009) et constitue un “best of” des chroniques de Ben Goldacre. Les récompenses pleuvent : classé dans les dix premières ventes du journal “Sunday Times”, ouvrage récompensé par le prix BBC Samuel Johnson, catégorie non-fiction 2009. Ce scientifique-journaliste n'y va pas de main morte pour dénoncer les "bulles" et autres "media Hoax" créés par les journalistes "scientifiques" incompétents, qui ne vérifient pas, ou insuffisamment, leurs sources. Le but de sa chronique “Bad Science” est toujours de dénoncer les mauvais articles "scientifiques" dans la presse grand public. Une chronique hebdomadaire dans la presse (journaux, revues grand public) écrite par un scientifique pour faire un bêtisier de la science racontée au grand public et éclairer notre lanterne ? On souhaiterait un Docteur Goldacre français. Saviez-vous que, par le nombre de quotidiens (presse) lus par nos concitoyens, la France ne figure pas dans les 29 premiers pays ? En ce qui concerne la liberté de la presse, la France ne figure ni parmi les 30 premiers pays, ni parmi les 30 derniers (classement international 2008-2010, source).
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“Des médias complices” : “Les médias ont aussi leur responsabilité. La très grande majorité des journalistes a pour mauvaise habitude, à l’annonce d’une ‘première’, de ne pas vérifier la solidité, la véracité même des informations divulguées par le spécialiste, d’entonner immédiatement l’hymne à la médecine triomphante, de passer sous silence les problèmes posés, quitte (…) plus tard à amplifier le retour du bâton.” | Le professeur Daniel Loisance, qui dirige le service de chirurgie cardio-thoracique et vasculaire au CHU Henri-Mondor, Créteil, a publié chez Robert Laffont en 1999 un ouvrage intitulé “Le Cœur réparé” : “Après un-demi siècle de progrès spectaculaires, quel est l’avenir de la chirurgie cardiaque ?” Le regard qu’il porte sur les médias est critique : “Souvenons-nous (…) des affirmations sans cesse répétées, à toute occasion, dans tous les médias, pendant plus de dix ans : ‘La greffe cardiaque, ça marche’, et les difficultés des véritables spécialistes pour émettre des réserves. Ceux qui essayaient de situer la greffe dans son véritable contexte, de parler des vrais problèmes n’étaient pas écoutés. (..) [L]a société a été réceptive aux discours de ceux qui continuaient, sans justification scientifique, à tenir un discours simplificateur”. Les choses ont-elles changé aujourd’hui ? “La greffe, c’est ‘peanuts’!”, déclarait un jeune tout juste greffé des poumons dans une émission grand public en septembre 2009 sur le don d’organes. Ce “peanuts”, qui s’inscrivait bien dans une volonté de discours lisse, a choqué plus d’un professionnel des transplantations, qui souhaitaient voir les vrais problèmes abordés, et profiter d’une émission à grande audience pour débattre de problèmes de société qui s’inscrivent en ce moment même dans les nouvelles lois bioéthiques : le don d’organes de son vivant (rein essentiellement), le trafic d’organes …
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La science serait-elle incommunicable ?
Pour Michel Claessens, “la vulgarisation scientifique est trop souvent incomplète, voire ratée. Les scientifiques critiquent souvent le travail du journalisme scientifique. Il n’existe pratiquement aucun forum permettant aux différents points de vue de se confronter et à un jury populaire de s’exprimer. La disponibilité de nombreux, et excellents, produits d’information (livres, revues, émissions télévisées, sites Internet, etc.) ne doit pas faire illusion. Au-delà des mots, la science est largement incommuniquée. (…) Communiquer la science est (…) impossible à la télévision, où le minutage et la brièveté des débats ne permettent au mieux qu’un simulacre ou une mascarade d’échanges minutés et mis en scène. Impossible également les enceintes politiques où les confrontations d’idées s’effacent derrière les positions partisanes. Impossible aussi dans les établissements d’enseignement, qui ne sont pas adaptés pour ce type d’activités. Des sujets complexes comme l’Europe et la science sont aujourd’hui ‘incommunicables’. (…) On lit et on entend souvent que les scientifiques sont de piètres communicateurs, qu'ils ont bien des difficultés à communiquer la science. Il y a des exceptions notoires mais, pour l’essentiel, la communication scientifique connait bien des difficultés. C'est pourquoi les scientifiques laissent à d'autres le soin de communiquer la science. Ces difficultés à communiquer la science ont leurs raisons. Habitués à jargonner pour leurs pairs, peu soucieux de garantir la pertinence des écrits de toutes sortes qu'ils manipulent chaque jour, ils laissent volontiers le soin à d'autres de parler en leur nom, même s’ils ne ratent pas une occasion pour critiquer le travail effectué par ces tiers, et en particulier, celui effectué par les journalistes dits scientifiques. (…)
La communication de la science est, comme la science elle-même, morcelée et fragmentée. C'est pourquoi la communication scientifique est si peu aisée. Le scientifique, face à un sujet hors de sa discipline, donc dans la plupart des cas, se trouve pratiquement dans la même situation qu’un citoyen éduqué. Il peut donner son opinion, qui sera peut-être très intéressante, mais qui n'est qu'une opinion parmi d'autres. Les disciplines scientifiques étant de plus en plus étriquées, un chercheur pressé par des journalistes d'aborder un problème lié à une application de la science peut être rapidement entraîné sur des voies qu'il aura peu sillonnées et vers des terrains qu'il n'aura pas défrichés. Je me demande sincèrement s'il est pertinent d'interroger un scientifique sur une question d'actualité. Les modèles et le travail des chercheurs sont parfois tellement éloignés du monde réel que ceux-ci ne sont pas nécessairement les mieux placés pour traiter de problèmes forcément complexes et multiformes. Je crois donc, pour cette raison notamment, que la science ne peut prétendre influencer directement la politique. (…) .Les scientifiques, (…) à propos du journalisme scientifique, expriment presque invariablement les mêmes reproches : travail de pauvre qualité, mauvaise retranscription des interviews, introduction d'erreurs, simplification à outrance, etc. Cette critique n’est pas propre, tant s’en faut, au monde de la science. Mais ces attaques à l'égard de la presse et du journalisme scientifique, en général bien fondées, oublient l’essentiel : les médias n’ont pas pour but d’éduquer le public. Ce sont des entreprises dont l'activité économique est de produire des ‘news’ (donc on ne parle pas des trains qui arrivent à l'heure).
Un reproche fréquemment adressé par les scientifiques est l'exagération des résultats et la déformation des faits dont les journalistes scientifiques feraient preuve dans leurs comptes rendus. Mais l'inverse est aussi vrai. Des scientifiques soulignent parfois avec un peu trop d'enthousiasme certains éléments de leur recherche pour forcer la décision de financement ou de publication. Dans une analyse désormais connue, Paul Caro explique qu'un article ou un film de science destiné au grand public exploite les trucs et ficelles de la littérature romanesque : héros, monstres, mythes divers, etc. ‘La vulgarisation scientifique, écrit Caro, est un genre littéraire.’ “ (source : http://www.futura-sciences.com)
Qui veut vulgariser l’assistance circulatoire mécanique fera bien de faire vibrer la corde de l’émotionnel, comme il a été fait, des décennies auparavant, pour le don d’organes – notamment afin d’obtenir des cœurs à greffer.
Bilan de ce tableau assez sombre : à quoi bon informer si l’information est stérile ? “Peut-être faut-il qu’en toute modestie, ceux qui s’essaient à l’art difficile de la communication et de la vulgarisation scientifique espèrent participer davantage à une évolution qu’à une révolution des opinions, en étoffant le débat démocratique et en développant la culture générale.”
Michel Claessens propose d'instaurer des "jurys d'assises de la techno science" en systématisant voire en institutionnalisant les conférences de citoyens. Un pas a déjà été fait dans cette direction en France, puisque pour les travaux gouvernementaux de la révision des lois bioéthiques de 2004, un panel de citoyens, choisis “au hasard”, a été formé par des scientifiques et a participé aux débats précédant la révision des lois bioéthiques. Cette révision est prévue à horizon 2010. Souhaitons que cette initiative citoyenne se poursuive et se généralise en France.
Envisageons à présent quelques réalités :
Par le volume de quotidiens (presse) lus par nos concitoyens, la France ne figure pas dans les 29 premiers pays (classement international 2010), tandis que la Grande-Bretagne se situe au 12e rang mondial, et les USA en 25e position (à égalité avec la Croatie !) En ce qui concerne la liberté de la presse, la France, tout comme les USA, ne figure ni parmi les 30 premiers pays, ni parmi les 30 derniers, alors que le Royaume-Uni arrive en 23e position des pays où la liberté de presse est la plus grande. En revanche, en ce qui concerne les Prix Nobel, la France est bien classée : 3e position du classement international pour le Prix Nobel de la paix, 5e pour celui de l’économie, 1ère pour celui de la littérature, 4ème rang pour le Prix Nobel de la médecine, physique, chimie. En résumé : l’excellence scientifique, nous savons faire ; l’excellence littéraire aussi. Mais la lecture de ces exploits dans la presse grand public, quitte à ce qu’un chroniqueur scientifique vienne mettre un peu d’ordre et de précision dans un discours peu nuancé ou simplificateur, tel Ben Goldacre avec ses chroniques “Bad Science”, voilà qui n’a pas l’air d’être à l’ordre du jour. Bien des acteurs du monde médical (médecins, infirmières), en m’exposant des problèmes d’éthique liés à l’activité des transplantations, m’ont dit : “Vous n’arriverez jamais à vous faire entendre là-dessus. Le mieux, c’est d’écrire une fiction.” Pour qui voudrait aider ses concitoyens à s’orienter dans les problèmes épineux de bioéthique d’aujourd’hui, il vaudrait donc mieux viser le Prix Nobel littéraire que le journalisme scientifique à la Ben Goldacre. Voilà qui ne manque pas d’ambition. La France est bien le pays de Voltaire. Auteur de brillants réquisitoires littéraires contre le fanatisme, le racisme, l’intolérance religieuse, l’esclavagisme, Voltaire n’en a pas moins publié des articles dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, jouant, en son temps, le rôle d’un Ben Goldacre. Si on reparlait de l’’”exception culturelle” de la France à la lumière d’un livre tel que celui intitulé “Bad Science” ?
Les journalistes scientifiques incompétents sont de bonne foi, et c’est bien cela qui est dangereux !
Professeur Daniel Loisance, “Le Cœur réparé”, 1999 :
“La très grande majorité des journalistes a pour mauvaise habitude, à l’annonce d’une ‘première’, de ne pas vérifier la solidité, la véracité même des informations divulguées par le spécialiste, d’entonner immédiatement l’hymne à la médecine triomphante, de passer sous silence les problèmes posés, quitte (…) plus tard à amplifier le retour du bâton.”
D’après Ben Goldacre, l'écrasante majorité des journalistes médiocres, c’est-à-dire connaissant leur sujet à 35-40 pour cent, se surestiment, convaincus qu’ils sont de connaître leur sujet à 70 pour cent. Ceux qui maîtrisent honnêtement leur sujet et se situent dans la moyenne (50 pour cent) ont tendance à penser qu'ils le connaissent … moyennement - donc ceux-là s'estiment à leur juste valeur. Les très bons (qui connaissent le sujet à plus de 80 pour cent) se sous-estiment systématiquement, de même que les médiocres se surestiment systématiquement. Le plus dangereux, ce serait cette catégorie de journalistes médiocres, persuadés de connaître le sujet. Or une étude montre que ceux-là se surestiment systématiquement. Pourquoi ? Parce qu’ils ne connaissent pas suffisamment la question (ou le problème) dont ils traitent pour en appréhender toutes les nuances, toutes les difficultés. Ils sont dans le “Doute Zéro”. Aux antipodes des querelles de spécialistes, certes, mais cette zone de “Doute Zéro” est dangereuse car, dans ce cas, le moteur de la confiance en soi est l’ignorance. Le journaliste médiocre est donc le candidat idéal pour créer un “media Hoax”, une “bulle scientifique”. Voilà qui peut certes profiter aux laboratoires pharmaceutiques. Il y a deux ans, j’ai demandé à un chirurgien spécialiste de la greffe de la face, le professeur Laurent Lantieri, s’il y avait une étude en cours pour améliorer le dosage des immunosuppresseurs chez les patients greffés. Il m’a répondu qu'une telle étude ne pourrait être financée que par un laboratoire pharmaceutique, qui, lui, n’a pas intérêt à ce que les patients prennent moins de médicaments immunosuppresseurs, qui ont pourtant des effets secondaires néfastes : augmentation des risques de cancer (y compris le cancer de la peau !), de diabète, de cholestérol, d’hypertension, risque d’insuffisance rénale ou hépatique … Il a ajouté qu’en tant que chirurgien spécialiste des greffes, il avait la conviction que dans certains cas, un dosage moindre de ces médicaments était bénéfique pour certains de ses patients. Mais il ne s’attendait pas à ce qu’une étude financée par un laboratoire pharmaceutique vienne confirmer ses intuitions, ses convictions et sa pratique dans ce domaine du dosage des immunosuppresseurs chez les patients greffés.
Splendeur et décadence
Dans son livre, Goldacre n’aborde pas le thème des transplantations. Il y aurait pourtant à dire et à faire dans ce domaine. Il doit bien avoir écrit quelques chroniques à ce sujet qui ne figurent pas dans le livre. En revanche, il parle d’une bactérie tueuse inventée de toutes pièces par un petit labo qui a fait assaut de zèle sous pression (il s’agissait de se démarquer, en tant que challenger, des grands labos, pour trouver une bactérie que ces grands labos ne trouvaient pas). Des journalistes ont bondi sur l’aubaine : enfin un labo qui a trouvé la bactérie tueuse ! La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Le petit labo à l’origine du Hoax a connu splendeur et décadence : d’abord encensé par les médias, puis accusé par eux de tous les maux – accusé par ces médias, qui, à l’affut du scoop, n’ont pas vérifié leurs sources … Le petit labo challenger a payé son zèle très cher.
Rappelons les propos du professeur Daniel Loisance, cité plus haut :
“La très grande majorité des journalistes a pour mauvaise habitude, à l’annonce d’une ‘première’, de ne pas vérifier la solidité, la véracité même des informations divulguées par le spécialiste, d’entonner immédiatement l’hymne à la médecine triomphante, de passer sous silence les problèmes posés, quitte (…) plus tard à amplifier le retour du bâton.” C’est bien ce qui s’est passé dans le cas du petit labo challenger.
Je recommande la lecture du chapitre intitulé “How the Media Promote the Public Misunderstanding of Science” - “Comment les médias contribuent à promouvoir la méconnaissance de la science”.
Dans son livre “Le Cœur réparé”, le professeur Loisance illustre cette idée, en analysant les débuts de la transplantation cardiaque dans la presse, et l’enthousiasme considérable après l’implantation des premiers cœurs artificiels en 1982 : on lisait alors dans les journaux que “plus personne ne mourra du cœur”, alors qu’en même temps le professeur Loisance parle de “l’impossibilité des vrais spécialistes de passer un message simple : ‘Nous sommes très loin du cœur artificiel idéal, de celui que tout le monde attend, petit, silencieux, qui se fait oublier.” Alors qu’aujourd’hui on s’en approche (lire), les journalistes ne se bousculent pas pour parler du sujet. Or le cœur artificiel qui n’est plus de la taille d’un frigo, mais de celle d’un stylo, c’est pour aujourd’hui, ce n’est pas pour demain. Voilà qui pourrait apporter des solutions à la pénurie de cœurs à greffer. Le discours public continue pourtant à incriminer le manque de “générosité” : “faute de greffe, XXX patients meurent chaque année” est un discours repris en boucle, alors qu’il ne résiste pas à l’analyse : le don d’organes n’est pas un devoir de citoyen, ce n’est pas un du, ni un simple réflexe de la forme, mais un don, librement consenti. D’autre part, quelle est cette curieuse maladie qui fait qu’on peut mourir du manque de “générosité” comme d’un accident de la route ? Le don d’organes n’est pas une médecine comme les autres, par conséquent la greffe ne l’est pas non plus. Affirmer le contraire, c’est induire des comportements de pression liés à la pression sociétale. Etre généreux, donner. Ces comportements de pression que la presse cherche à induire, en donnant une image anodine du don d’organes et de la greffe (“la greffe, c’est ‘peanuts’”), en en faisant “une indication courante” pour tout un tas de maladies liées au vieillissement de la population, n’ont pas résolu le douloureux problème de pénurie d’organes à greffer. Et si la solution à la pénurie de “greffons” cardiaques passait par le cœur artificiel ?
Des médecins enthousiastes et des médias complices
Revenons aux propos de l’auteur du “Cœur réparé” en 1999 :
“Il semble bien que, à côté d’une opinion publique exprimant une attente excessive, certains médecins trop enthousiastes, annonçant, affirmant possible pour tout de suite l’impossible, et certains journalistes, dans les différents types de médias, aient joué un rôle considérable de chambre de résonnance.
Les médecins, certains médecins maîtrisent désormais parfaitement bien les techniques de l’information, de la communication. Ils savent choisir le moment et le lieu de leur annonce, prenant en compte les chances de faire la une des informations ; les premières médicales sont rarement annoncées un soir d’élection, pendant une coupe du monde de football (…). Les techniques pour ‘faire monter la mayonnaise’, transformer un événement tout à fait discutable en un ‘tournant dans l’histoire de la médecine’, en ‘la plus grande avancée jamais connue’ sont très au point, associant les déclarations fracassantes sur les différentes chaînes de télévision du monde d’amis convaincus et plus ou moins partie prenante dans l’entreprise et des images spectaculaires. La politique de la courte échelle, qui permet à un groupe quel qu’il soit de promouvoir un produit, une idée, une personnalité, technique bien connue des publicitaires, est désormais bien entrée dans les mœurs du monde médical. ‘Je vais dire tout le bien que je pense sur ce que tu fais et, à charge de revanche, tu m’aideras à …’, et ce sont des invitations à des conférences à l’autre bout du monde, qui ne peuvent qu’être celles de grandes vedettes, puisque précisément elles sont faites à l’autre bout du monde et que l’on en parle !”
Une sympathique anecdote pour illustrer ces propos : un médecin m’a confié en décembre 2009 : “Je suis issu et fais partie de ce monde où corps et personne font un et ne vois qu'avec horreur le dualisme (à but utilitaire qui nous mène à ce que l'on voit) qui s'est installé à force de propagande.” Son idée était de dire que les prélèvements d’organes remettent en question un héritage fondamental : corps et personne sont inséparables. Or pour accepter les prélèvements d’organes, il faut bien accepter que le corps et la personne sont séparables. Puis il a ajouté aussitôt : “Mais ne relayez pas ce genre d’idées, car sinon on ne vous invitera jamais pour parler de l’éthique des greffes. Est-ce qu’on m’invite, moi ?”
Reprenons le cours de l’analyse de l’auteur du “Cœur réparé” :
Brûler ce que l’on a adoré
“(…) [L]’exemple du comportement des médias en 1967 à l’occasion de la première greffe cardiaque est éloquent. Le décès rapide de ce premier greffé a même été occulté par l’annonce d’une seconde greffe, de la multiplication des greffes. Personne à l’époque n’aurait osé évoquer les difficultés du diagnostic et du contrôle de rejet. Mais, deux ans plus tard, revirement complet : à la une de l’un des plus prestigieux magazines américains, Life, la photo des greffés de Houston et cette question : ‘Que sont-ils devenus ?’, et la réponse brutale, percutante, sans nuances : ‘Ils sont tous morts.’ Même comportement en 1982, à l’occasion du ‘premier’ cœur artificiel ; ceux qui avaient l’impudence de rappeler que tous les problèmes observés, en direct à la télévision chez Barney Clarke, n’étaient en réalité pas surprenants, qu’ils témoignaient de nos insuffisances, qu’ils justifiaient la prudence dans l’utilisation chez l’homme de ces nouveaux outils de la médecine et qu’ils imposaient plus de recherche chez l’animal, étaient soit écartés, soit traités de conservateurs. Mais, seulement quelques mois plus tard, paraissent des articles ravageurs, pour la communauté des chercheurs et des chirurgiens impliqués, sur le caractère prématuré des ‘essais’ du cœur artificiel chez l’homme, sur le problème du financement de cette médecine d’exception, dont se soucient peu, selon eux, les médecins responsables.
Ce procès des médias est en réalité très injuste pour au moins deux raisons. Les sociétés n’ont en réalité que les médias qu’elles souhaitent. Et ceci est vrai dans tous les domaines, la médecine comme le sport et la politique. Cessons l’hypocrisie qui consiste à accuser les médias de tous les comportements choquants , à accréditer que les médias font l’opinion. En réalité, ils ne font qu’amplifier les mouvements de la société et ne sont bien souvent qu’une caisse de résonnance ; les médias ont eu aussi besoin du public, qui contribue à leur activité. Certes, il existe bien des professionnels consciencieux, à qui ‘on ne la fait pas’, qui savent ne pas se laisser manipuler, qui vont au fond des problèmes, avec sérieux et courage, mais sont-ils si nombreux à risquer la colère et les menaces de représailles de leur patron, plus soucieux de leur chiffre d’affaires que des subtilités de la médecine de pointe ?”
Malaise
Ces comportements de médecins et de médias ont contribué à créer un certain malaise dans la société : faut-il voir le don d’organes comme un commerce (plus ou moins légal, voire illégal) de pièces détachées, ou comme un acte de générosité extraordinaire ? Dans les médias, la représentation des transplantations oscille entre ces deux pôles, indécise. Aujourd’hui, j’animais un débat en ligne sur la greffe éthique. Le terme a fait hurler de rire quelques lecteurs. Ils ne savent pas que c’est un concept on ne peut plus sérieux, présenté par le professeur Bernard Devauchelle (CHU d’Amiens), pionnier de la greffe des “tissus composites de la face”, et qui veut créer l’institut européen “Faire Face”, à horizon 2012 : un institut qui portera un label : “la greffe éthique”. Un autre lecteur s’est dit choqué que je n’aborde pas même le thème du trafic d’organes, omniprésent dans le monde. Pour lui, il est impossible de parler de greffe sans parler de trafic d’organes. A un avocat anglo-saxon qui me demandait en décembre 2009 en quoi mon travail de médiation éthique dans le domaine des transplantations d’organes pouvait bien consister, j’ai répondu : “It’s a pie in the face job!” (l’image de la tarte dans la figure est assez parlante pour rendre la traduction inutile). Un exemple concret : à plusieurs chirurgiens transplanteurs, j’ai confié ma vision de la “mort cérébrale” qui permet le prélèvement d’organes : il s’agit d’un patient qui est mort sur le plan légal, bien qu’étant mourant sur le plan physiologique. une vie sur le départ. Aucun de ces chirurgiens n’a été choqué par ma vision de la mort cérébrale. Pourtant, le discours public continue à véhiculer (marteler) l’idée que le donneur est mort et “archi-mort”. Là encore, grand public et scientifiques vivent dans deux mondes parallèles, appelés à ne jamais se rencontrer, obligeant les soignants à vivre une réalité schizophrène : il y a le discours grand public ; il y a les réalités scientifiques. A un journaliste qui me demandait ce que cela pouvait bien faire comme différence, un donneur mort ou un donneur mourant, j’ai répondu que cela faisait une différence grosse comme une loi : celle sur les droits des malades en fin de vie : la loi d’avril 2005. Du point de vue de la logique du discours grand public, la question de la fin de vie du donneur d’organes ne se pose pas. Pour les soignants, elle se pose. Il n’est pas étonnant que certains spécialistes, comme la sociologue américaine Renne Fox, ou la sociologue française Renée Waissman, toutes deux spécialistes des prélèvements et des greffes d’organes, attirent l’attention des soignants sur la souffrance engendrée par ces mondes à deux vitesses. La deuxième, au cours d’une émission sur le don d’organes sur la Chaîne Parlementaire, dans laquelle elle intervenait le 17/10/2009, au cours de la journée internationale du don d’organes : “Je suis du côté des familles confrontées à la question du don d’organes. J’ai eu beaucoup de mal à recueillir des témoignages de la part de ces familles, car beaucoup d’entre elles sont dans une trop grande souffrance pour vouloir ou pouvoir témoigner. D’autres sont plongées dans le doute d'avoir bien fait en autorisant le don d'organes, et s'interrogent sur l'énormité d'un tel sacrifice : pourquoi eux ?? Pourquoi ont-ils dû faire ce sacrifice, en acceptant le don d'organes pour leur proche ?” Pourtant, les médias ne relaient que les témoignages “positifs” : les familles qui se félicitent d’avoir pu faire preuve de générosité dans un moment pareil. Certes. Mais tout est-il aussi simple que l’on voudrait bien nous le faire croire ? Ces familles heureuses de leur choix du don existent. Mais les autres, qui s’interrogent, existent aussi. Renee Fox, quant à elle, est citée dans le “Cœur réparé”, pour un extrait de son ouvrage : “Pièces détachées” : “ (…) [N]ous voulons nous distinguer très clairement de ce que nous considérons comme une dérive d’un pouvoir médical excessif et des efforts faits par la société pour perpétuer sans fin la vie et réparer, reconstruire l’homme par le remplacement d’organe. Nous voulons nous séparer des souffrances humaines, du mal social, culturel, spirituel qu’engendrent ces excès sans limites.” En mai 2009, un chirurgien spécialiste des greffes déclarait, dans une présentation à l’académie nationale de médecine, se féliciter de pouvoir greffer deux reins médiocres à un patient, afin de contourner le problème de pénurie de reins à greffer. Un seul rein en bon état ne s’étant pas trouvé pour ce patient en attente de greffe, il lui en a greffé deux qui fonctionnent mal, en espérant que, comme pour un véhicule, deux moteurs qui fonctionnent mal feraient le travail d’un qui fonctionne bien. L’obscénité de ce propos de pièces détachées a dû échapper à ce chirurgien, fier de servir la nation en servant les patients en attente de greffe. Ce même chirurgien a affirmé voir son éthique ébranlée lorsque des étrangers très pauvres ont défendu le commerce d’organes (de reins en particulier) : ainsi, ils pourraient vivre décemment : manger, avoir un toit, etc. La condamnation (morale) de la vente de reins serait le privilège des riches. Il ne faudrait plus parler de don d’organes. Le mot de “prédation des plus pauvres” me semblerait plus adéquat. On se rappelle en Chine, dans les années 80-90, ces centaines de milliers de paysans du Henan contaminés par le sida : ils vendaient leur sang pour échapper à la misère. Ils trouvèrent la mort. Leur histoire est racontée sous forme de fiction par Yan Lianke, auteur du “Rêve du village des Ding” (2005). “Colère et passion sont l’âme de mon travail”, dit Yan Lianke. Son livre est interdit en Chine, et l’auteur privé de parole.
Sortir de l’impasse ?
La tâche est vaste, écrasante presque : quel acteur de la santé voudra affronter ce paysage médiatique pour essayer de se faire entendre, de parler vrai, d’expliquer les malentendus, de ramener la société à la raison ? C’était le programme du professeur Loisance avec “Le Cœur réparé”, ce fut celui du professeur Debré avec “La Revanche du serpent ou la fin de l’homo sapiens” en 2005, citons également un brillant chirurgien américain de la Harvard Medical School, Atul Gawande, auteur de deux best sellers : “Complications : notes d’un chirurgien sur une science imparfaite”, et “Comment mieux faire : notes d’un chirurgien sur la performance” (2008). Le professeur Bernard Debré travaille à un autre livre : “Le Choix de l’homme”, à paraître prochainement. Il est certes difficile et ingrat de modérer les ardeurs et les excès des uns et des autres, mais guérir la société de cette souffrance dont parlait la sociologue Renee Fox, quel beau défi pour des professionnels de la santé. Même si on n’atteint jamais l’idéal, rien ne nous oblige à nous détourner de l’espoir. Les comportements de prédation (l'accessibilité aux organes pose problème) montrent qu'une société est malade. Guérir ? ... Que les richesses convoitées soient des ressources naturelles ou des organes, rappelons-nous le message, très fort, du film “Avatar”, de James Cameron : non seulement ceux qui doivent supporter les injustices mais aussi ceux qui les commettent ne pourront prendre de plaisir à la vie.