Isabelle Dinoire : “Ce visage, c’est à la fois la donneuse, et moi. Ce visage, c’est moi-même, et c’est l’autre. Ce visage est autre.” | Isabelle Dinoire, première greffée de la face en France ("tissus composites de la face"). Aujourd’hui, Isabelle va bien. En 2005, les professeurs Bernard Devauchelle, Sylvie Testelin, les docteurs Moure, d’Hauthuille, du CHU d’Amiens, et le professeur Benoît Lengelé de l’Université Catholique de Louvain (Belgique), ont réalisé en collaboration avec l'équipe du professeur Jean-Michel Dubernard du CHU de Lyon la première greffe partielle du visage au monde (greffe du triangle formé par le nez et la bouche) sur une femme de 38 ans, Isabelle Dinoire. Cette opération eut lieu entre les dimanche 27 et lundi 28 novembre au CHU d’Amiens. L’odyssée moderne de cette greffe est racontée par l’écrivain Noëlle Chatelet : “Le Baiser d’Isabelle”. |
Aline Feuvrier-Boulanger, greffée du cœur à 19 ans (elle en a aujourd'hui 23). Aline a reçu cette greffe après avoir fait un arrêt cardiaque, c'est ce qu'elle raconte dans son livre : "Mon cœur qui bat n'est pas le mien" (Oh! Editions, 2007). | Aline Feuvrier-Boulanger : l’histoire d’Aline, c'est d'abord un lourd héritage familial. Atteinte d'une maladie génétique, la "myocardie d'origine familiale", elle n’est pas un cas isolé dans sa famille : son père est mort à 29 ans de cette maladie (Aline avait trois ans) et son grand-père à 57 ans. Plus tard, il a été établi que son arrière grand-père était aussi porteur de cette maladie, dont il est décédé à 75 ans. Aline raconte que son père a fait partie de cette cohorte de patients à qui on a posé un cœur artificiel dans des conditions extrêmes, en attendant une transplantation qui est, elle aussi, venue trop tard : tous ses autres organes vitaux étaient à bout ... La greffe du cœur, une victoire ? Ce qui préoccupe Aline, ce n’est pas – ou pas tant que cela – l’avant greffe, le calvaire enduré de vivre avec un cœur qui fonctionne à 20 pour cent, ou la greffe. Non. Ce qui la préoccupe, c’est qu’elle est morte avant d’avoir été soignée. “Je n’oublierai jamais ma mort”, écrit-elle. Y avait-il moyen de faire autrement ? Aline écrit:“Tant d’enfants ont besoin de justice.” C’est la dernière phrase de son livre. |
Hannah Jones, greffée cardiaque durant l’été 2009. Et maintenant ... La voici de retour à l'école. Elle prépare un livre, avec sa mère, infirmière en soins intensifs, pour expliquer son choix. Le livre paraîtra en mars 2010. "Le Choix d'Hannah". | Hannah Jones, greffée du cœur à presque 15 ans. On se souvient de cette adolescente britannique de 13 ans, qui avait, en 2008, refusé une transplantation cardiaque. Alors très affaiblie, la transplantation avait, du point de vue des spécialistes, peu de chances de réussir. Hannah n'avait pas voulu courir ce risque, et ses parents avaient appuyé son choix, alors que les équipes soignantes du service hospitalier où elle était suivie voulaient lui imposer une transplantation. Hospitalisée régulièrement dès sa plus tendre enfance, Hannah souffrait d'une leucémie. En rémission grâce à la chimiothérapie, elle n'est pas pour autant tirée d'affaire : ces traitements invasifs, poursuivis durant des années, ont gravement abîmé son cœur, et elle souffre d'une grave insuffisance cardiaque. La greffe, avec le traitement immunosuppresseur, pourrait entraîner le retour de la leucémie ... |
David Le Breton, sociologue, lors de son intervention aux Journées Annuelles de l’Agence de la biomédecine, le 15/12/2009 : “Il y a des moments où nous sommes en décalage, en rupture avec le corps – il s’agit là d’une expérience de dualité, pas d’un dualisme ! Même cette dualité nous rappelle le lien indissoluble entre le corps et soi, que tout aille bien ou non (maladie, fatigue). Ce lien n’est pas transparent (douleur : sentiment d’être écrasé, trahi par son propre corps, donc par soi-même).” | L’anthropologue universitaire David Le Breton. Auteur de nombreux ouvrages de sociologie, dont “La Chair à vif” (éditions Métailié, 2008), il analyse “le corps humain entre matériel anatomique et remède.” ”C’est une nouvelle anthropologie qui se met en marche. Toute modification de sa forme engage une autre définition de l’humanité. Si le corps est détachable de la personne, c’est la porte ouverte au ‘cyborg’ [Un cyborg est un être humain — ou à la rigueur un autre être vivant intelligent, en science-fiction — qui a reçu des greffes de parties mécaniques], au téléchargement de l’esprit sur le net, etc. Le corps n’est plus le bastion du sujet. Le corps devient dans le contexte de la vie quotidienne (et non dans celui de la maladie !) l’antidestin (Freud disait : ‘l’anatomie est notre destin’. C’est fini!
L’hybridité se définit par une fusion entre l’homme et la technologie. Cette collision, cette fusion se développera de plus en plus. On a assisté au franchissement de la barrière des espèces, à la mise à plat de toutes les valeurs, qui prennent la même importance. Dans le registre de la communication, il y a des informations qui circulent, il n’y a plus de corps. On assiste, en quelque sorte, à un téléchargement de notre esprit sur le net. On devient ce que notre cerveau contient, c'est-à-dire une foule d’informations recueillies sur le net.” (15/12/2009, Journées Annuelles de l’Agence de la biomédecine). |
Des patients et des spécialistes pour une greffe éthique ?
Dans un contexte où, plus que jamais, la liste des patients en attente de greffe atteint un nombre record - 8.216 inscrits au 01/01/2009 (source), pour un nombre total de patients en attente de greffe qui s’élevait à 13.698 personnes en 2008, la greffe ... change de visage. Le nombre de patients inscrits sur la liste nationale d'attente au 1er janvier de chaque année est passé de 6.440 au 01/01/2003 à 8.216 au 01/01/2009. Il y a donc un nombre important de patients qui ne sortent pas de la liste d'attente d'une année sur l'autre, ou qui y reviennent. Des patients en attente de greffe ("pénurie"), ou pour lesquels la greffe a échoué (il leur faut une autre greffe), ou des patients qui ont eu une greffe qui fonctionne, mais qui ont tout de même besoin d'une autre greffe - rappelons que les médicaments immunosuppresseurs (20 pilules par jour en moyenne peu de temps après la greffe, 10 par jour en moyenne plusieurs années après la greffe) peuvent attaquer les reins ou le foie ...
Prenons le cas d'une greffe d'exception : la greffe des tissus composites de la face. Quelques patients ont bénéficié de cette greffe en France, mais ils se comptent sur les doigts d'une seule main. Il en allait de même dans d'autres pays, jusqu'aux lendemains de la guerre en Irak. A la une du "Quotidien du Médecin" d'aujourd'hui (03/02/2010), on peut lire :
"Le Pr Laurent Lantieri a été contacté par ses collègues américains pour son expertise dans les greffes de la face. Motif : chez les soldats américains blessés en Irak, on compte entre 150 et 200 blessures du visage tellement dévastatrices qu'elles doivent être abordées par des greffes de tissus composites. Dans ce domaine, la France a une avance colossale sur les États-Unis sur le plan technique. Dans un entretien avec 'le Quotidien', le chirurgien explique comment va s'organiser une coopération, avec une transmission de l'expertise très spécifique des Français."
Ce changement d'échelle nous interpelle. 200 patients en attente de greffe de "visage" d'un seul coup, et combien demain ? La greffe doit-elle devenir un traitement comme un autre ? Voilà qui changerait la face de la médecine ...
La pression exercée par la liste des patients en attente de greffe est telle qu'un acteur du monde des transplantations est intervenu lors des auditions menées par le gouvernement dans le cadre de la révision des lois bioéthiques datant d'août 2004. Le Professeur Jean-Michel Boles, qui dirige le service de réanimation et des urgences médicales du CHU de Brest, co-directeur de l’Espace Ethique de Bretagne Occidentale, était entendu à l’Assemblée Nationale, dans le cadre de la révision des lois de bioéthique prévue à horizon 2010. L'objet de son intervention était de se demander si, à défaut de marchandiser le corps humain, on ne l'aurait pas rendu consommable. Pour lui, "on a changé de registre. Et ça, ce n’est quand-même pas qu’un changement quantitatif, c’est aussi un changement qualitatif induit par la quantité." La quantité, c'est l'augmentation permanente de la liste des patients en attente de greffe. La quantité finit par jouer sur la qualité.
Le Pr. Boles a rappelé que la greffe n'était pas un du, ni un devoir, mais qu'elle était le résultat d'un don librement consenti. Ou qu'elle devrait l'être.
"Le don d’organes, ça doit être basé sur un don, et non pas un dû. Il n’y a pas de droit à la greffe, il n’y a pas de devoir à donner. Il y a la possibilité de recevoir une greffe grâce à un don librement consenti qui relève de l’altruisme."
Or le Pr. Boles prend acte d'une "généralisation de l'instrumentalisation [du corps à des fins de greffe]. (...) La généralisation de cette instrumentalisation veut dire, et je sais que je vais choquer certaines personnes, alors ce n’est pas pour le plaisir de les choquer, mais c’est ce que je ressens profondément au fond de moi : nous sommes rentrés, ou plutôt, sommes-nous rentrés, ce sera moins choquant, dans une logique de nationalisation des corps, sommes-nous tous devenus des réservoirs de pièces détachées au service de la société dans une logique utilitariste ?"
Ce changement qualitatif du don d'organes induit par la quantité doit nous interroger. Le don d'organes modifie la fin de vie du donneur, qui est mort sur le plan légal, mais mourant sur le plan physiologique. Une vie sur le départ. Cette réalité est devenue un “tabou-norme” dans le monde médical. Or ne faisons pas comme si de rien n’était, ne banalisons pas ce qui n’a jamais été et ne sera jamais anodin : le prélèvement d’organes. Même si le discours des médias tend à nous faire croire que la greffe est une indication courante et que le seul problème, c’est le manque de générosité. Etrange maladie, où pour ne pas mourir il faut vivre dans une société qui autorise à large échelle le recyclage du corps humain, où les médias et les soignants induisent des comportements de pression liés à la pression de la conformité sociétale (donner ses organes, être généreux). Prenons le cas de ces greffés qui militent pour le don d’organes. Sauveront-ils des vies, ou contribueront-ils à induire des comportements de pression liés à la pression de la conformité sociétale (donner ses organes, être généreux) ? N’oublions pas qu’à l’heure actuelle, des professionnels des transplantations eux-mêmes tentent de réagir contre ces comportements de pression, qu’ils jugent contre-productifs et/ou dangereux. Ils tentent de parler vrai, de ramener soignants et usagers de la santé à la raison sur un thème passionné, passionnel. Les chantres Stakhanovistes des transplantations qui cherchent à culpabiliser la population ("Chaque année, XX personnes meurent faute de greffe". Curieuse maladie que celle où l’on meurt de l’"indifférence" ou de l’"égoïsme" d’autrui comme d’un accident de la route) sont contre-productifs : on ne pourra jamais manipuler en toute impunité la souffrance des gens. Car induire des comportements de pression, ce n’est rien d’autre que cela : manipuler la souffrance des gens, que l’on soit de bonne foi ou non. Donc, le problème de pénurie de greffons restera toujours d’actualité.
La question du don des organes est tout sauf un réflexe de la forme ou un réflexe citoyen
Comment savoir ce que nous ferions vraiment dans une telle situation si un jour nous y sommes confrontés ? Qui peut le dire ? En théorie, on peut être tous pour le don d’organes. Mais face à la réalité d’une fin de vie, face aux réalités d’une intrusion par prélèvement d’organes sur une vie qui est sur le départ (le donneur d’organes), qui peut se vanter de dire : je suis sûr(e) à 100 pour 100 d’accepter le don d’organes ? Je connais un acteur majeur du monde des transplantations, qui n’a cessé de prôner la générosité et de tenter de convaincre des proches confrontés à la question du don d’organes de donner, et qui, le moment venu, n’a pas pu. Son fils, qui s’est suicidé par pendaison, il y a quelques années, s’est retrouvé en mort cérébrale. Mais ce grand avocat de la noble cause du don d’organes, à ce moment précis, n’a pas pu autoriser le prélèvement des organes de son fils. Bel exemple, qui montre que le don d’organes ne pourra jamais devenir un dû. Cette histoire m’a été racontée par M. Régis Quéré, infirmier coordinateur des transplantations, en mars 2008. Tous ces greffés qui militent activement pour le don d’organes causent indéniablement un sourd malaise dans la population, même si par pudeur personne n’ose évoquer ce malaise. Viendrait-il du fait qu’on ne peut être juge et parti ? Le problème du don d’organes est très complexe. L’attitude de la société est à l’image de cette complexité : l’acceptation sociétale du don d’organes est ambiguë. Cette ambiguïté n’est pas sans fondement. Il y a des spécialistes (universitaires sociologues et anthropologues), comme David Le Breton, avec "La Chair à vif", ouvrage paru en 2008, pour placer et analyser le don d’organes dans une perspective anthropologique.
Le Pr. Bernard Debré disait, au cours d’une émission sur le don d’organes sur la Chaîne Parlementaire, dans laquelle il intervenait le 17/10/2009, au cours de la journée internationale du don d’organes, que toutes les grandes religions monothéistes sont tout de même partagées sur la question du don d'organes : certes il sauve des vies, mais il passe par le morcellement du corps, et bouleverse le schéma millénaire de l'indivision entre le corps et la personne (corps et personne ne font qu'un, sont inséparables). Arriver à biffer d’un trait le problème de l’accessibilité aux organes (le rêve de tout chirurgien transplanteur ?) n’a donc pas l’air d’être à l’ordre du jour. Voici ce qu’en dit David Le Breton, sociologue universitaire, auteur de "La Chair à vif" (éditions Métailié, 2008), lors de son intervention aux Journées Annuelles de l’Agence de la biomédecine, le 15/12/2009. Vous allez voir que ce brillant sociologue va très loin sur le sujet du (non-)lien entre le corps et soi, tel qu’il l’analyse dans notre société d’aujourd’hui : en effet, pour accepter le prélèvement d'organes, il faut accepter de séparer le corps de la personne. La greffe introduit donc un dualisme entre le corps et la personne (sans prélèvement, pas de greffe). Or même chez les greffés, le lien entre le corps et la personne existe - sous forme de dualité, quand ça va moins bien, car ce lien n'est pas transparent, mais il existe. Il n'y a pas de dualisme.
Dualité, dualisme. Quelle différence cela fait-il ? David Le Breton analyse cette différence :
"Il y a des moments où nous sommes en décalage, en rupture avec le corps – il s’agit là d’une expérience de dualité, pas d’un dualisme ! Même cette dualité nous rappelle le lien indissoluble entre le corps et soi, que tout aille bien ou non (maladie, fatigue). Ce lien n’est pas transparent (douleur : sentiment d’être écrasé, trahi par son propre corps, donc par soi-même)."
La différence entre dualité et dualisme se rattache à la maladie et au don d’organes.
On a vu que pour accepter les transplantations d’organes, il faut accepter que corps et personne ne sont pas inséparables. Or les grandes religions monothéistes enseignent que le corps et la personne sont inséparables. Je connais des médecins issus et qui font partie de ce monde où corps et personne font un. Ceux-là ne voient, parfois, qu'avec horreur le dualisme – (et non plus la dualité !) à but "utilitaire", car la liste des patients en attente de greffe, qui prend des proportions inédites, constitue une pression énorme ! – qui s'est installé à force de propagande.
Un dualisme entre corps et esprit, qui se serait installé à force de propagande.
Rappelons que les grandes religions monothéistes sont divisées sur le don d’organes : certes il sauve des vies, mais il exige néanmoins le morcellement du corps.
Poursuivons avec les propos de David Le Breton (15/12/09) :
"Le corps est l’instrument général de la compréhension du monde. Nous sommes notre corps. Le corps se confond à la personne, il n’est pas une chose qu’on peut dire qu’on a. Il y a des moments où nous sommes en décalage, en rupture avec le corps – il s’agit là d’une expérience de dualité, pas d’un dualisme ! Même cette dualité nous rappelle le lien indissoluble entre le corps et soi, que tout aille bien ou non (maladie, fatigue). Ce lien n’est pas transparent (douleur : sentiment d’être écrasé, trahi par son propre corps, donc par soi-même). Nous échangeons en permanence des significations connues, à l’intérieur de certaines contraintes. La nature n’existe que traduite en termes sociaux et culturels. Les limites anthropologiques sont donc infiniment variables, changeantes d’un lieu et d’un temps de la société humaine à un autre. On marche sur le feu (au cours de cérémonies religieuses), on soigne les brûlures en soufflant sur les plaies. Il y a la thérapie par le toucher, la négociation avec les dieux (le chamanisme), on libère d’un envoutement un homme qui s’acheminait vers la mort, on soigne un enfant au bord de la mort en lui greffant le cœur d’un autre enfant mort quelques heures auparavant d’un accident de la route, etc. Chaque corps contient les virtualités d’autres corps selon les représentations qui le visent. Soigner et interpréter le corps connaissent différentes déclinaisons. Les limites de l’homme sur son environnement sont des limites de sens avant d’être des limites de faits. La nature est toujours transformée en données culturelles, pour un temps délimité. Je vous livre un chantier ici, des constructions humaines dans l’adversité. Pour bon nombre de sociétés humaines, la notion de corps n’existe tout simplement pas. Pour la Bible, le monde hébraïque, chrétien, le corps n’est pas coupé de la personne. On ne voit pas des corps, mais des hommes, des visages, (sinon, on est schizophrène !). Dans la Bible, il n’y a aucune dimension dualiste entre le corps et l’esprit. La chair est l’incarnation du Christ ; la Passion est la mise à mort du Christ, la résurrection est celle de la chair (et non de l’âme !). Dans la tradition chrétienne, il s’agit d’une personne de chair quand on parle d’une personne, et pas seulement d’une âme. Dans nos sociétés, il n’existe pas d’idée d’un corps coupé de la personne qui suivrait son chemin propre. Dans la société canaque [Kanak ou canaque est le nom utilisé pour désigner les populations autochtones de Nouvelle-Calédonie dans le Pacifique Sud], le mot corps n’existe pas. Une langue interprète déjà le monde. La chair est immergée dans le cosmos, elle est interprétée à travers les objets, la faune, la flore, elle est un écho du cosmos. Pour les Canaques, donc, il n’existe pas de séparation entre l’homme et le monde comme on peut la vivre nous, séparés du monde en étant enfermés dans notre corps. La communauté prime sur l’individuation du monde social comme nous le vivons aujourd’hui. L’exemple des Canaques montre le collectif du corps, pour eux il n’y a pas d’individualité. Or on constate une montée de l’alcoolisme chez les Canaques, un regain de violence au sein de la société. Est-ce du à la présence de la France, qui aurait abîmé cette culture ? Voici la réponse d’un vieux Canaque à un sociologue français, qui lui demandait : 'Qu’a apporté la France aux Canaques ?' : 'Ce que vous nous avez apporté, c’est le corps'. Réponse surprenante que celle de ce vieux canaque ! Pourtant, cette réponse témoigne d’un parler vrai. Elle témoigne du désarroi des Canaques face à cette individuation du corps, qui n’est plus une collectivité.
L’anatomie consiste à couper l’homme de son corps. Fonder la médecine sur le dualisme (dualisme entre corps et esprit) est donc très problématique. Ce savoir chemine avec la montée de l’individualisme dans le monde occidental. La philosophie mécaniste d’un Descartes ('Je pense donc je suis') annonce cette vision mécaniste du corps.
L’homme est séparé des autres ; l’homme est soustrait de la nature et non plus immergé dans le cosmos comme au Moyen Âge ; l’homme est coupé de lui-même : d’un côté il y a l’esprit, de l’autre le corps. C’est sur ce triple deuil que se construit le corps de la modernité."
Telle est la thèse du sociologue David Le Breton.
"Ceci alimente les débats autour des prélèvements d’organes. Quel statut a le cadavre : continuation de la personne ou reste (pur organisme) ? On peut utiliser ce reste pour améliorer la vie de malades. Ces questions renvoient à nos valeurs, au sacré. Cet amas de chair est le corps de ma mère, de mon fils, etc. On peut être ambivalent et ne pas être à la hauteur des convictions qu’on peut avoir (don comme généreux, mais quand-même : c’est ma mère, etc.). Dans le cadavre, beaucoup de sociétés peuvent voir la continuation d’une personne. La profanation des tombes nous bouleverse, alors qu’en même temps on tolère les prélèvements dans nos sociétés. Ceci est paradoxal et peut interroger. On peut débattre autour du statut du cadavre : est-il un corps, ou demeure-t-il attaché à la personne ? De là découle tout notre système de valeur. Les adeptes des arts martiaux, du yoga véhiculent encore d’autres représentations du corps. On n’est pas dans un système de valeurs unifié.
Le corps contemporain :
Le corps comme facteur d’individuation, sorte de butée identitaire (on est défini par le volume qu’on occupe sur notre chaise !). L’individualisme chemine de manière de plus en plus ravageuse, jusqu’à la fatigue d’être soi : on ne peut disposer des autres que de moins en moins : on n’est plus ensemble, mais côte à côte. On est de plus en plus renvoyés à nous-mêmes pour trouver comment continuer à vivre. Le corps devient la matière première, un accessoire de présence, où on se bricole des personnages en fonction de l’ambiance dans laquelle on est immergé(e). On assiste à un repli sur l’affect, en cherchant au plus proche de soi. Il ne reste plus que le corps auquel l’individu puisse croire et se rattacher. Le reste (amour, travail) est sur un siège éjectable. On assiste donc à un prodigieux investissement sur le corps depuis 10 ou 15 ans dans notre société. La transformation du corps accompagne la marchandisation du monde. La ‘dé liaison sociale’ rend l’individu libre de ses assises corporelles, identitaires. Les technologies contemporaines donnent à l’individu une illusion de pouvoir sur soi-même : j’ai fabriqué mon corps, j’ai coupé mes racines.
(…)
C’est une nouvelle anthropologie qui se met en marche. Toute modification de sa forme engage une autre définition de l’humanité. Si le corps est détachable de la personne, c’est la porte ouverte au ‘cyborg’ [Un cyborg est un être humain — ou à la rigueur un autre être vivant intelligent, en science-fiction — qui a reçu des greffes de parties mécaniques.], au téléchargement de l’esprit sur le net, etc. Le corps n’est plus le bastion du sujet. Le corps devient dans le contexte de la vie quotidienne (et non dans celui de la maladie !) l’antidestin (Freud : 'l’anatomie est notre destin'. C’est fini !!)
L’hybridité se définit par une fusion entre l’homme et la technologie. Cette collision, cette fusion se développera de plus en plus. On a assisté au franchissement de la barrière des espèces, à la mise à plat de toutes les valeurs, qui prennent la même importance. Dans le registre de la communication, il y a des informations qui circulent, il n’y a plus de corps. On assiste, en quelque sorte, à un téléchargement de notre esprit sur le net. On devient ce que notre cerveau contient, c'est-à-dire une foule d’informations recueillies sur le net."
Ces propos de David Le Breton ne sont pas déconnectés des réalités de la vie de certains greffés. Tous expérimentent ce lien entre corps et personne sous la forme d’une dualité, ne serait-ce que lors des douloureuses biopsies post-greffe (les biopsies sont nécessaires pour contrôler le risque de rejet) et doivent vivre avec cette représentation d’un dualisme entre corps et personne inhérent au prélèvement de leur “donneur”.
Je souhaiterais citer ici trois patientes greffées qui me paraissent exemplaires. Pourquoi ? Parce que leur greffe, elles la vivent comme un travail permanent sur soi, une recherche permanente d'authenticité.
1.-) Isabelle Dinoire, première greffée de la face en France ("tissus composites de la face").
Le 17/01/2010, Isabelle était interviewée par le Times :
http://www.timesonline.co.uk
On ne peut que saluer la profonde sincérité des propos d'Isabelle Dinoire. Une femme attachante, soutenue par l'écrivain Noëlle Chatelet, qui raconta l'odyssée moderne de la première greffe de "tissus composites de la face" chez Isabelle Dinoire : "Le Baiser d'Isabelle".
Ce qui me séduit dans les propos d'Isabelle, c'est sa sincérité. Elle n'élude rien des difficultés psychologiques et physiologiques de l'avant- et de l'après-greffe. Elle ne considère pas la greffe comme un traitement comme un autre, mais comme quelque chose d'à part, à la fois merveilleux et très difficile, sur le plan psychologique et physiologique. On est loin du discours racoleur sur le don d'organes, véhiculant tant de clichés à côté des réalités des transplantations. On est plus dans l'éthique. On a décidément l'impression qu'Isabelle est très à l'écoute de ce qu'elle ressent et de ce qu'elle vit réellement, et qu'elle sait le transmettre avec des mots simples. Mais ce qu'elle exprime en somme est complexe. Et nous apprend beaucoup sur les réalités des transplantations. On souhaiterait que tous les patients transplantés fassent preuve de la même authenticité, au lieu de s'enfermer dans un discours lisse : "Tout va bien ! La greffe, c'est 'peanuts'", comme on a pu l'entendre dans une émission grand public sur le don d'organes en septembre 2009. Pour bien des patients transplantés, la pression idéologique est très forte, et ne leur permet de dire que deux choses : "Le don, c'est formidable ! Tout le monde devrait donner !", et "Je vais bien, aucun problème".
Désolée, mais on n'y croit pas. Le don d'organes est un don, et non un devoir. Un patient greffé qui promeut le don d'organes me met mal à l'aise. Comment être juge et parti ? D'autre part, les immunosuppresseurs ne sont pas anodins : ils attaquent les reins, le foie, augmentent le risque d'hypertension, de diabète, de cholestérol, de cancer.
Saluons la sincérité d'Isabelle et souhaitons-lui avant tout de garder son courage, sa sincérité et son authenticité très, très longtemps. J'ai comme l'impression que c'est ce qui lui permettra de vivre sa greffe au mieux.
2.-) Aline Feuvrier-Boulanger, greffée du coeur à 19 ans (elle en a aujourd'hui 23).
Aline a reçu cette greffe in-extremis, c'est ce qu'elle raconte dans son livre : "Mon coeur qui bat n'est pas le mien" (Oh! Editions, 2007).
L’histoire d’Aline, c'est d'abord un lourd héritage familial. Atteinte d'une maladie génétique, le "coeur-sabot", aussi appelé "myocardie d'origine familiale" ("gros coeur"), elle n’est pas un cas isolé dans sa famille : son père est mort à 29 ans de cette maladie (Aline avait trois ans) et son grand-père à 57 ans (aussi de cette maladie !). Plus tard, il a été établi que son arrière grand-père était aussi
porteur de cette maladie, dont il est décédé à 75 ans, ce qui pour l'époque était un bel âge. Aline raconte que son père a fait partie de cette cohorte de patients à qui on a posé un coeur artificiel dans des conditions extrêmes, en attendant une transplantation qui est, elle aussi, venue trop tard : tous ses autres organes vitaux étaient à bout ... Autrement dit : le père d’Aline avait quasiment les deux pieds dans la tombe quand on s'est décidé à mettre un coeur artificiel. Aline est très choquée par la fin de vie de son père : "La pose d'un coeur artificiel, dans des conditions extrêmes, ne l'a pas sauvé. (...). Mon père a finalement été transplanté, mais trop tard : ses autres organes vitaux étaient à bout. Il était
sur son lit, la poitrine ouverte avec ce coeur artificiel qui ne pouvait plus rien pour lui tant son organisme s'était usé à combattre l'ennemi inconnu. Il s'en est allé après quatre mois de souffrances. J'avais trois ans."
Tous ces détails, Aline les apprendra bien plus tard. Sa mère voulait la protéger et a attendu longtemps avant de lui raconter toute cette souffrance, et la colère qu'elle a ressentie contre "ce mandarinat de petite province", qui voulait "expérimenter des médicaments sur lui [le père d'Aline]".
Portant (étouffant sous) ce lourd héritage familial (et tous ces non-dits), Aline a tout fait pour cacher, aux yeux de son entourage, la progression de cette maladie chez elle. Elle voulait protéger sa mère qui, à son tour, voulant elle aussi protéger sa fille, ne lui a pas parlé des détails de la maladie de son père, ni de sa fin de vie. Tabous ... La mère d'Aline s'est sentie lâchée par le corps médical, par ces cardiologues qui se contentaient de donner des pilules inefficaces. Que se serait-il passé si Aline avait été prise en charge plus tôt ? A l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière où elle était suivie depuis l'âge de 13 ans, son état avait déjà inspiré quelques craintes, à l'époque on lui avait parlé d'une possible transplantation du coeur, pour plus tard, si jamais on en arrivait à cette extrémité. Puis ce fut le "black-out" - jusqu’à ce qu'elle ait 19 ans et qu'il faille la greffer en urgence. De 13 à 20 ans, juste un examen annuel à la Pitié-Salpêtrière, et des pilules.
C'est entre 18 et 20 ans qu'elle a vécu un véritable calvaire (l'insuffisance cardiaque progressait, les reins souffraient), en développant tous les stratagèmes possibles et imaginables pour cacher cet état à sa famille (mère et beau-père). Elle s'est montrée d'une ténacité à peine croyable.
Aline aurait-elle pu bénéficier d'une assistance circulatoire bien en amont de la greffe ? Cette assistance circulatoire aurait-elle pu arranger son état, et lui éviter la transplantation ?
La conclusion de son livre (soufflée par l'éditeur ?) est très loin de cette question. La conclusion est : trop de gens meurent encore faute de greffe. Refrain connu. On l’entend tous les jours depuis la fin des années 80. Le livre est publié plus d'un an après la greffe, en 2007. Aline a alors 21 ans. Encore et toujours, elle dit qu'elle va bien (elle a quand-même subi un épisode de rejet du 'greffon cardiaque' - rejet maîtrisé). Elle dit qu’elle va bien. Elle porte un si lourd héritage ...
Peu après la greffe, au bac français, elle tombe sur un jury composé ... d'une 'prof ', dont le conjoint est mort... en attente de greffe. La "prof" en question a dit à Aline, d'un ton aigre, qu'elle avait eu de la chance d'être greffée. Pour sa note de bac français, elle aura par contre moins de chance. 10 sur 20. Le strict minimum. Pas de cadeau.
Pour le bac philo, le jury, sachant qu'elle avait reçu un cœur, lui a donné comme sujet : "la générosité".
En conclusion du livre, dans un bel élan de surcompensation, nous avons tout un chapitre sur le don et la générosité. Le triomphe d'Aline, c'est d'écrire ce livre pour que chacun prenne une carte de donneur d'organes. Mais ça, c'est la partie émergée de l'iceberg. Aline écrit ce livre car elle dit qu'il y a en elle un enfant qui a besoin de justice. "Tant d'enfants ont besoin de justice". Après son bac littéraire et sa greffe, Aline étudie le droit.
Cette trop émouvante histoire, celle d’Aline, une fille qui a le cœur sur la main, donne un relief particulier aux propos du Professeur Daniel Loisance de novembre 2004 :
"Actuellement, les chirurgiens ont totalement échoué à faire comprendre aux cardiologues et à la population que l’assistance circulatoire mécanique était la solution pour l'insuffisance cardiaque. Les choses bougent depuis quelques mois. Mais nous avons échoué." (Source)
Aujourd’hui, nous n’avons plus le droit d’échouer. Trop de patients comme Aline attendent.
3.-) Hannah Jones, greffée du cœur à presque 15 ans. On se souvient de cette adolescente britannique de 13 ans, qui avait, en 2008, refusé une transplantation cardiaque. Alors très affaiblie, la transplantation avait, du point de vue des spécialistes, peu de chances de réussir. Hannah n'avait pas voulu courir ce risque, et ses parents avaient appuyé son choix, alors que les équipes soignantes du service hospitalier où elle était suivie voulaient lui imposer une transplantation. Hospitalisée régulièrement dès sa plus tendre enfance, Hannah souffrait d'une leucémie. En rémission grâce à la chimiothérapie, elle n'est pas pour autant tirée d'affaire : ces traitements invasifs, poursuivis durant des années, ont gravement abîmé son cœur, et elle souffre d'une grave insuffisance cardiaque. La greffe, avec le traitement immunosuppresseur, pourrait entraîner le retour de la leucémie ...
Durant l'été 2009, Hannah se retrouve en insuffisance rénale. La situation est critique, il faut qu'elle soit transplantée en urgence pour survivre. L'adolescente de 14 ans a entre-temps pris des forces et goûté à la vie à la maison (alors qu’elle avait passé le plus clair de son temps à l’hôpital, depuis toute petite). Elle est prête à accepter une transplantation qui a plus de chances d'aboutir, elle s'accroche au moindre espoir de vivre. Elle a encore des choses à faire. Transplantée durant l’été 2009, elle connaîtra quelques épisodes de retour à l’hôpital.
Et maintenant ... La voici de retour à l'école. Elle prépare un livre, avec sa mère, infirmière en soins intensifs, pour expliquer son choix. Le livre paraîtra en mars 2010, il s'intitule : "Le Choix d'Hannah".
3 commentaires:
Lire cet article sur Agora Vox, le journal citoyen en ligne :
http://www.agoravox.fr/actualites/sante/article/des-patients-et-des-specialistes-69397
A lire :
http://www.ouest-france.fr/actu/actuLocale_-Lecon-de-vie-avec-la-greffee-du-visage-_-1255654------61006-aud_actu.Htm
A lire :
http://www.ouest-france.fr/actu/actuDet_-Elle-vit-sa-greffe-du-visage-comme-une-seconde-chance-_3639-1255816_actu.Htm
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