Je reviens d'un voyage en Chine, à Shanghai et Beijing (Pékin), d'une dizaine de jour - si intense que j'ai l'impression d'y avoir vécu six vies. Petit rappel : les chiffres porte-bonheur en Chine sont, par ordre de préférence, le huit (prospérité), le neuf (considéré comme de bon auspice, un porte-bonheur en quelque sorte, il symbolise aussi l'amour mais avant tout la longévité d'un amour), le six (signifie que tout se passe bien comme prévu). Le rouge, la pluie, les dragons sont autant de symboles de la prospérité, de la vie, de la chance. Sur cette photo, un des temples dits "Temple des Lamas" (Yonghegong), à Beijing. La lamaserie Yonghe est le temple le plus fréquenté par les touristes étrangers à Beijing. Il s'agit en fait d'un ensemble de plusieurs temples, où l'on peut voir de nombreux Bouddhas et lamas venus du Tibet en touristes, bien plus de touristes qu'à l'Exposition Universelle de Shanghai, et bien sûr de nombreux Chinois venus s'incliner à trois ou à six reprises devant ces Bouddhas (Longévité, Sagesse, Médecine ...) en leur faisant offrande d'encens. L'histoire de la Chine montre la préférence de nombreux empereurs pour la religion bouddhiste des lamas tibétains. Cette religion des empereurs a été bannie par le communisme. D'où le peu d'affection du Parti Communiste Chinois pour le Tibet et sa religion ? Néanmoins, dans le pavillon Chinois à l'Exposition Universelle (rez-de-chaussée, "les Provinces"), vous pouvez voir un film qui passe en boucle : il montre de courageux soldats de l'armée chinoise en train de sauver des Tibétains victimes d'un tremblement de terre, quitte à porter des victimes pantelantes sur leur dos pendant de longs trajets -parcours du combattant. Quant à visiter le pavillon de la Chine, n'y comptez pas : les billets sont en nombre limité, il faut aller les chercher sur le site de l'expo chaque matin à neuf heures, c'est-à-dire qu'il faut faire la queue dès sept heures du matin pour avoir une chance d'en obtenir un. Le rez-de-chaussée ("les Provinces") se visite plus facilement. Pour entrer dans le pavillon français sans faire quatre heures de queue en moyenne (les écoliers chinois qui le visitent avec leur école vous demanderont un autographe ou vous photographieront car vous êtes un romantique, pardon, un Français), il suffit de montrer son passeport. De ce pavillon français, j'ai surtout retenu la spectaculaire "Danse du sac à main", mise en scène par la société Louis Vuitton. Une réussite. L'Expo Universelle attire 400.000 visiteurs par jour en moyenne, dont 10 pour cent seulement viennent de l'étranger ! (Chiffres au 24 juin 2010). Mais revenons à notre lamasserie. Construite en 1694, la lamaserie Yonghe est le plus grand temple de lamas de Beijing. C’était à l’origine l’ancienne résidence de l’empereur Yongzheng des Qing avant son accès au trône. Elle fut convertie en 1744 en un temple lamaïste appartenant aux Ghelug-pa du bouddhisme tibétain (la secte jaune). La lamaserie Yonghe est un modèle de la combinaison des styles architecturaux tibétain et han. S’étendant sur une superficie de 66.000 mètres carrés, elle est constituée de trois parties principales : la cour Baofang, le jardin et les bâtiments. Les bâtiments comprennent sept groupes d’architectures et cinq cours successives, avec un millier de pièces au total. Un défilé de temples et de Bouddhas inédit. Fin de ces quelques considérations touristiques.
==> Voir les photos de ce voyage.
Ce qui suit n'a rien à voir avec la photo de ce post, je ne révélerai pas non plus l'identité de mon interlocuteur ou interlocutrice, car dans un passé récent on pouvait être condamné à mort en Chine pour avoir abordé un sujet sensible avec des étrangers. Disons simplement que mon interlocuteur (-trice) s'y connait en religion bouddhiste. Bien sûr je ne préciserai pas en quelle langue a eu lieu cet entretien. Comme je ne sais dire que quelques phrases en chinois, une conversation en chinois nécessiterait la présence - la complicité - d'un ou d'une interprète.
Ma motivation était de comprendre ce qui empêche le don d'organes "post-mortem" dans la religion bouddhiste, très présente en Chine, où elle connaît un véritable regain post-Mao. Est-ce la réincarnation qui empêche le don d'organes ? Je me suis penchée avant ce voyage sur ce qu'a écrit le professeur Daniel Loisance, qui dirige le service de chirurgie cardiaque à l'hôpital Henri-Mondor, Créteil, sur le don d'organes et le bouddhisme. Je voulais confronter mon interlocuteur (-trice) à ses considérations sur le bouddhisme et le don d'organes "post-mortem" :
"La visite chez le responsable de l’université internationale de bouddhisme théravada est une (...) expérience passionnante. Le campus de l’université ressemble à n’importe quel campus avec des pelouses soignées, des allées protégées du soleil par des pergolas couvertes de fleurs, de nombreux bâtiments les uns dédiés à des salles de cours, d’autres à d’immenses salles au parquet brillant, recouvert par endroits de coussins, qui sont en réalité des salles de méditation. Certains bâtiments de toute évidence sont des dortoirs, mais il y a aussi de nombreuses petites cellules pour ceux qui souhaitent un peu plus de tranquillité. Tout est très sobre, propre et dépourvu de tout mobilier. La vie ascétique quoi ! Partout un grand silence, qui tranche avec l’agitation alentour, dans ces faubourgs de Yangon où sont juxtaposés dans un gentil capharnaüm des masures anciennes en torchis et des immeubles récents en béton, le tout recouvert d’une forêt d’antennes de télévision ou de grandes coupoles satellites.
Le responsable de cette université habite une de ces petites chambres. Nous faisons un moment antichambre dans le couloir, le temps de comprendre la grande chance que j’ai d’être reçu par ce haut responsable. Bien évidemment, nous devons nous déchausser ! et finalement nous sommes introduits. Notre hôte est un jeune homme au crâne rasé, habillé comme tous les bonzes dans des draps de couleur orange virant sur le marron. Athlétique, le visage ouvert, souriant, il ne correspond pas du tout à ce que je pouvais imaginer. Habillé à l’occidentale, il aurait très certainement l’allure d’un jeune homme d’affaire plein d’allant, sûr de lui, à la tête de je ne sais quelle boîte d’informatique ou de communication. Il ne ressemble pas tout à ces grands maîtres bouddhistes tels que l’on peut les voir dans la plupart des livres. Assis sur ses talons au bord d’un lit, il est entouré d’ordinateurs portables du dernier cri, de trois ou quatre téléphones portables, de nombreux livres et d’autant de cahiers : le contraste entre cet environnement et le personnage est saisissant.
La conversation s’engage très facilement et notre hôte s’exprime dans un anglais impeccable.
Il parait très intéressé par la chirurgie cardiaque, étant parfaitement au courrant de l’impact de la chirurgie coronaire sur la survie des coronariens, de l’importance de la maladie valvulaire dans son pays, des difficultés d’accès de la population birmane à cette spécialité. Bref, il m’apparaît parfaitement au courrant des problèmes que rencontre la population. Je fais progressivement dévier la conversation sur ce qui m’intéresse, lui fais part de mes difficultés à comprendre le bouddhisme. Tout est très simple en fait me dit il et il commence à me raconter toute une suite de petites histoires parfaitement explicites. 'Vous êtes au bord d’une rivière et vous apercevez sur l’autre rive un paysage magnifique, fait de beaux arbres, tranquille. Vous avez envie de gagner l’autre rive mais le courant dans la rivière est trop fort. Vous trouvez un radeau et le problème de la traversée de la rivière est vite résolu. Une fois arrivé sur l’autre rive, vous n’allez tout de même pas conserver le radeau, car il n’est plus pour vous d’aucune utilité ! Le bouddhisme est ce radeau : il vous aide à atteindre l’autre vie, mais celle-ci atteinte, il ne vous est plus d’aucune utilité. Le bouddhisme n’est pas une fin en soi mais un moyen d’atteindre cette autre vie, plus sereine, débarrassée des miasmes de notre vie quotidienne actuelle'. Clair !
Notre hôte revient sur la chirurgie cardiaque sans cesse. J’en profite pour lui parler de la greffe d’organes et du problème du don d’organes, sujet qui continue à perturber les sociétés occidentales si on en juge le taux extrêmement élevé de refus du don. Pas de problème pour nous dit-il ! Le donneur est mort puisqu’il a perdu de façon irréversible toute possibilité de penser, d’agir, qu’il a perdu toute liberté. De toute manière, il a vécu toute sa vie en cherchant à faire le bien. Il est donc nécessairement consentant pour qu’intervienne le prélèvement d’organes. Quant au receveur, il fait également le bien en acceptant la greffe d’organes, puisque en regagnant la santé, il peut à nouveau s’occuper de son prochain et qu’en tout état de cause il n’est plus une charge pour sa famille. Le médecin lui fait le bien tant au niveau du donneur puisqu’il met un terme à une forme de vie peu acceptable, qu’au niveau du receveur puisqu’il lui donne une chance de retrouver une vie autonome et responsable. Tout le monde dans cette appréciation est gagnant. Je suis surpris par cette façon extrêmement simple et compréhensible par tous de voir un problème qui continue encore à agiter le monde occidental. Le bouddhisme ne permettrait il pas de simplifier des problèmes complexes qui nous agitent ?
Cette discussion tout à fait intéressante doit s’interrompre car notre homme a des responsabilités d’enseignement. De plus il doit partir le lendemain en Corée et participer à un colloque international sur le thème bouddhisme et société. Je ne m’étais guère trompé quand j’avais senti lors de notre premier contact qu’il était bien en prise avec le monde, bien au courant de ses problèmes, très actif dans la recherche de propositions acceptables par les différentes sociétés : à la fois sociologue, philosophe, grand communicateur, grand voyageur, bref effectivement le profil du jeune cadre tonique et dynamique qui m’avait frappé." (Source)
Silence poli de la part de mon interlocuteur (-trice) après lecture de cet extrait. Je précise que le professeur Daniel Loisance se dit chrétien bouddhiste, et a beaucoup réfléchi sur la religion bouddhiste, qu'il a découverte au cours de ses voyages au Japon et lors de ses missions humanitaires en Birmanie afin d'opérer des malades (lire). Pour ma part, je n'ai connaissance du bouddhisme que par bribes : le patron de mon frère qui vit et travaille en Malaisie depuis des années est Chinois, de religion bouddhiste, j'ai lu tous les livres d'Alexandra Davis-Néel sur le Tibet et la religion bouddhiste lorsque j'étais étudiante, mais selon le professeur Loisance, ces livres sont trop "commerciaux". J'ai pour ma part été intéressée par le destin hors normes de cette femme pionnière. Avec près de vingt ans de retard, je remercie le professeur de linguistique de l'université de Paris X - Nanterre pour sa compréhension : l'oral de linguistique synchronique en licence d'allemand (germanistique) aurait du très mal se passer pour moi : captivée par les récits d'Alexandra David-Néel, mes révisions en prévision de ce partiel de linguistique nécessaire à l'obtention de la licence (qui à l'époque permettait d'enseigner) étaient passées à la trappe. J'ai même eu l'insolence (la franchise) de dire au professeur que je trouvais les tribulations d'une Franco-belge et de son fils adoptif le lama Yongden au Tibet bien plus épanouissantes pour mon karma professionnel que le pénible "enculage de mouche" que constituait à mes yeux ces fameux cours de linguistique synchronique. Mon oral s'est très bien passé : nous avons parlé d'Alexandra David Néel. Merci à cet enseignant : de nous deux c'est lui qui m'a donné la plus belle leçon de bouddhisme - il ne connaissait l'exploratrice que de nom et avait simplement lu quelques extraits de l'un de ses livres.
Ces pensées bavardes pour tromper le silence de mon interlocuteur(-trice), qui est au courant des réalités du prélèvement d'organes dit "post-mortem" : il faut parfois prolonger la vie du potentiel donneur au lieu de le laisser partir tranquillement, cette réanimation dans ce contexte est très difficile à supporter, et je peux témoigner qu'elle pèse sur la conscience de nombre de proches confrontés à la question du don d'organes (ayant accepté) ou de personnels de santé. Il faut aussi prendre la décision d'une fin de vie pour ce donneur : le prélèvement d'organes doit intervenir alors que ceux-ci sont encore en bon état de conservation. Après, c'est trop tard. C'est pour cette raison que l'aspect "sacrifice" de ce don d'organes "post-mortem" doit être davantage mis en avant. Je dis en souriant à mon intelocuteur (-trice) "- Bref, il vaut mieux croire en Jésus Christ qu'en Bouddha pour donner ses organes à sa mort !", qui ne tarde pas à me faire comprendre la gravité de mon propos. Le donneur d'organes post-mortem aurait indéniablement quelque chose de Jésus Christ, qui s'est sacrifié pour les hommes. N'est pas Jésus Christ qui veut ...
Voilà le message de mon interlocuteur (-trice), si je le résume. Ce don si particulier, banalisé avant le prélèvement - si on peut donner quelque chose qui ne sert plus à rien et qui va sauver une, voire des vies - et sublimé ensuite - "votre geste si courageux", "votre générosité", "votre abnégation" sont des termes couramment employés par les coordinateurs des transplantations pour remercier les familles ayant autorisé le prélèvement d'organes "post-mortem" sur leur proche potentiel donneur - se situerait plus du côté du sacrifice d'un Jésus Christ que d'une réincarnation bouddhiste.
La souffrance du donneur et de sa famille pourrait-elle ne pas porter chance au receveur, lui transmettre un mauvais Karma ? Le terme de Karma montre que les destins sont liés. Oui, mais comment ? Mon interlocuteur (-trice) dit que c'est une question trop difficile pour que l'on puisse y apporter une réponse tranchée. Après relecture du texte du professeur Loisance, une réponse, donnée sur le ton de la certitude, mais comme à regret :
"Le don d'organe de son vivant est plus dans la logique bouddhiste que le don d'organes 'post-mortem'". Je tente de simplifier, consciente de l'aspect cliché de ce que je dis : "Le don d'organes 'post-mortem', c'est plus Jésus Christ ; le don d'organe de son vivant, c'est plus Bouddha ?"
"Oui, c'est un peu ça." Au fil de la discussion, je comprends l'importance de la réincarnation dans le bouddhisme. Le Chinois bouddhiste reconnaît la primauté de la collectivité (notamment de la famille, celle-ci incluant les encêtres) sur l'individu, mais il appartient à chacun (dès son plus jeune âge) de se gérer, ce qui donne un côté foncièrement individualiste aux Chinois. J'ai pu le constater sans peine dans le métro de Shanghai et de Beijing à de nombreuses reprises, mais aussi dans la rue. Il appartient à chacun de ne pas se faire bousculer, ou de ne pas se prendre un coup de coude, de parapluie, etc. Dans une foule d'une densité dont on n'a absolument pas l'habitude, cela relève du défi. Un enfant qui se prend un coup de coude en pleine tempe alors qu'il ne fait que marcher devant lui est en faute, et non le passant peu attentif et maladroit. La mère de l'enfant ne songera pas à incriminer le passant, l'enfant ne se plaindra pas. C'est la vie. Se montrer déterminé (occuper tout l'espace disponible le plus vite possible) est poli en Chine, là où c'est impoli et grossier au Japon. Imaginer un mère Chinoise qui élève son enfant en lui disant "- Laisse passer les gens, c'est plus poli !" relève de l'absurde. A chacun son Karma. En Chine, c'est explicite. Mon interlocuteur (-trice) écoute poliment ces considérations de touristes potache, que j'étale comme de la confiture. Je comprends que je ne fais qu'égratigner la surface. Les valeurs du bouddhisme ne sont pas précisément celles d'une république chrétienne (le Christ) qui prône "liberté - égalité - fraternité" à chaque portail d'établissement scolaire du public. Donner un rein à un membre de sa famille, oui. C'est bon pour son Karma. Mais donner un organe à sa mort à un parfait inconnu, voilà qui implique une réponse de Normand : peut-être est-ce bon pour le Karma, peut-être pas.
"Je pense qu'il y a beaucoup de Chinois qui se disent que donner leurs organes à leur mort ne sera pas bon pour leur Karma. A cause de la réincarnation. Il est arrivé que le père ou la mère de condamnés à mort dont on a prélevé les organes se suicident à cause du déshonneur que représentait ce 'don' d'organes forcé. Seul leur sacrifice (suicide) pouvait leur permettre d'espérer qu'ils pourraient 'réparer' ce mauvais Karma." Ou l'étendue de leur désespoir ? ...
Mon interlocuteur (-trice) évite de m'en dire plus, visiblement mon manque de connaissance de la langue et de la culture chinoise n'est pas pour rien dans cette décision. A voir son attitude, le message est pourtant clair : théoriquement, le bouddhisme constitue un excellent terreau pour le don d'organes "post-mortem" (voir le texte du professeur Loisance cité plus haut), mais dans les faits, ce n'est pas aussi simple, limpide, tranché. Idem pour la religion chrétienne, d'ailleurs. Les religions sont divisées sur le thème du don d'organes "post-mortem". Le professeur Bernard Debré l'a rappelé récemment.
Je n'ai pas souhaité demander sa position sur le don d'organes "post-mortem" à mon interlocuteur (-trice), me contentant de lire entre les lignes. Prudence ... Mais si j'ai bien compris, le bouddhisme approuve (encourage) le don d'organe de son vivant à un parent, mais en ce qui concerne le don d'organes "post-mortem", la question est loin d'être simple, les Japonais bouddhistes n'y sont d'ailleurs pas franchement favorables, mais assimiler les Chinois aux Japonais (et vice-versa) sur ce point ou sur tout autre est déraisonnable, les uns et les autres ne s'aimant pas beaucoup, cf. l'histoire de ces deux pays.
Encourager le don d'organes "post-mortem" ? Même dans un contexte de pénurie délirante - près de 15.000 patients en attente de greffe en France, mais aux USA c'est près de 106.000 patients qui attendent une greffe ! - il faut savoir nuances garder. Mission impossible ?