J'ai assisté accidentellement à un prélèvement d'organes sur un enfant décédé (il devait avoir 7 ou 8 ans) et ai été traumatisée par ce "spectacle". Au-dessus de l'enfant mort que l'on éventrait pour prélever les organes, deux chirurgiens s'affrontaient sans ménagement, l'un étant satisfait que les parents aient autorisé le prélèvement d'organes sur leur fils décédé, tandis que l'autre avait l'air beaucoup moins certain du bien-fondé de ce qui se déroulait. D'ailleurs ce dernier n'oeuvrait pas, il a simplement eu un début de discussion houleux avec ses collègues puis a brusquement quitté le bloc.
Je suis ressortie en complet état de choc : je venais d'assister à une scène bouleversante : on ranime le coeur et les poumons de l'enfant décédé pour pouvoir le prélever. L'un des chirurgiens de l'équipe de prélèvement a même fait la remarque suivante :
"- On vient de ressusciter un mort !"
N'ayant aucune connaissance médicale en matière de réanimation, vu de l'extérieur, j'ai purement et simplement vu le spectacle suivant : l'enfant revit ! Et c'est précisément à ce moment là qu'on procède à l'éventration pour prendre les organes (coeur, poumons...), sans aucune anesthésie au préalable (puisqu'il est mort...)
L'enfant était encore chaud, on avait d'ailleurs dit à la famille : "-Vous allez voir, il est encore chaud, mais il ne vit plus". Il faut bien avouer qu'il y a une contradiction dans les termes quand on dit : "-On va prélever les organes vivants de votre enfant mort" !!
Je ne savais que penser, puisque visiblement un conflit faisait rage entre deux chirurgiens au sein de l'équipe qui oeuvrait dans l'urgence afin de prélever les organes, l'un des deux ayant brusquement quitté le bloc. Si encore j'avais pu me dire : bon, c'est terrible ce que j'ai vu, mais c'est pour la bonne cause, n'est-ce pas ? Mais j'ai pu constater que visiblement il y avait un conflit !
Comment pouvais-je être certaine de ce que j'avais vu, et de bien le comprendre, moi qui viens du grand public, qui ne connais que ce qui filtre des actus : les progrès techniques en matière de transplantation d'organes, les progrès dans le traitement des rejets de greffons, les luttes héroïques des pionniers de la transplantation! Car il faut bien admettre que les greffes, ça marche, on sauve la vie des gens avec !
Aujourd'hui encore, ces images d'il y a quelques années me hantent, et je cherche une réponse...
J'ai travaillé au sein d'une société qui commercialise du matériel chirurgical et ai donc eu l'occasion d'entendre les confidences de chirurgiens qui eux aussi ont été "choqués"(au sens de "saisis" plus qu'au sens d'"indignés", du moins je l'espère) par la pratique du prélèvement d'organes sur donneur "décédé".
Par la suite, j'ai lu le livre du Dr. Andronikof : "Médecin aux Urgences". Ce livre a mis des mots sur ce que je ressens et qui m'étouffe depuis trois ans.
J'ai aussi compris qu'il n'était pas tout à fait politiquement correct pour un chirurgien de l'AP-HP d'exprimer ce désarroi sur la place publique, et que le désarroi en question se transmettait bien plus souvent sous le manteau que sur la place publique.
J'ai donc voulu faire parler "les voix sous le manteau" sur mon blog.
Je dois dire qu'à l'heure qu'il est je suis un peu désorientée : je n'arrive pas à savoir si je veux être donneur d'organes ou pas, s'il arrivait qu'un jour je me retrouve en état de mort cérébrale.
Face à tous ces changements :
- re-définition de la mort en aout 2004 afin de pouvoir favoriser la pratique des transplantations d'organes,
- nouvelle agence de Biomédecine qui chapeaute en France depuis mai 2005 toutes les questions liées au développement des nouvelles techniques et technologies médicales (procréation assistée, clonage à visée thérapeutique, prélèvement d'organes),
- querelle des spécialistes car les pratiques du prélèvement d'organes sont loin de faire l'unanimité au sein du corps médical,
- politisation du problème. Mais au moins le Sénat réfléchit d'avantage à ces problèmes éthiques et médicaux, désormais ! Voilà au moins une bonne chose !
Face à tout cela, il me faut le temps de prendre du recul, de mesurer l'évolution des pratiques et des mentalités. Pour l'heure, il me semble qu'on adapte sans hésiter l'éthique aux besoins...
Si je suis en état de mort cérébrale ou d'arrêt cardiaque et qu'on me prélève, est-il certain que je ne ressentirai aucune douleur ?
Y-a-t-il une seule réponse ou est-ce au cas par cas ?? Autant de questions que je me pose encore ... et auxquelles la création de l'Agence de Biomédecine (en mai 2005) devrait répondre !...
Je cite le Professeur Jean Marty, chef du service anesthésie-réanimation à l'hôpital Beaujon de Clichy :
"'Le mort saisit le vif.'
Il existe une face cachée, plus ingrate, négligée ou mal reconnue, qui se pratique dans le deuil, la souffrance et l'isolement. Elle consiste à maintenir en vie les organes d'un patient déjà mort en vue de les greffer sur d'autres.[...]
Qui se doute que ce travail sur le mort est quelquefois terrifiant et ne se fait pas sans une profonde souffrance et un questionnement incessant sur les problèmes éthiques et moraux qu'il pose ? Qui peut annoncer sans faiblir aux familles, aux parents, la mort d'un des leurs, dans des conditions souvent tragiques, parfois en pleine nuit, avouer son impuissance : 'On n'a rien pu faire', affronter leur désespoir, leur révolte et leur demander, en même temps, l'autorisation d'effectuer des prélèvements ?
Seul l'espoir de sauver une vie, de réinvestir le vivant au sens littéral de l'ancienne formule juridique du Moyen Age 'le mort saisit le vif', permet de continuer la tâche. Car peut-on envisager d'autres possibilités de greffes que le prélèvement sur un mort?"
Salle d'Opération. Des chirurgiens racontent. Editions de l'Archipel, 2003. Préface par le Professeur Christian Cabrol.
Copyright © L'Archipel, 2003.
Et maintenant je cite Jacqueline Dauxois et le Dr. Marc Andronikof :
« M. Andronikof : Le prélèvement tel qu’il est pratiqué aujourd’hui consiste à vous tuer. On accélère votre mort pour vous prélever. Tout doit être utile.
J. Dauxois : Vivant, on donne un morceau de soi, alors que dans le coma, tout est enlevé.
M. Andronikof : On vous prend tout : le cœur, les poumons, le foie, les reins, l’intestin, le pancréas, etc. Il ne reste rien.
J. Dauxois : Donc, dans un cas, on reste entier, moins un fragment d’organe qui se cicatrise ou se reforme et dans l’autre cas, on me dépèce […] Nous parlons de la transplantation, mais je n’ai aucune idée de la manière dont on procède […]
M. Andronikof : Dans une opération, on est au moins deux, plus l’instrumentiste, donc trois. Pour prélever les reins arrivent les urologues, deux plus un ; pour le cœur les cardiologues, deux plus un, pour le foie, autre équipe, deux plus un, et ça continue ! […] Les seuls organes qui peuvent attendre quelques heures, ce sont les reins, mais le cœur et le foie doivent être transplantés tout de suite. […]. Tous ceux qui participent se sentent extrêmement importants puisque depuis trente ans on leur répète que c’est génial ce qu’ils font, et c’est vrai. […] Si vous supprimez la transplantation, des pans entiers de la médecine en Occident s’effondrent. […] Cela pourrait être la conclusion sur les transplantations : on ne peut donner que de son vivant, et tout autre mode de transplantation est inenvisageable. »
Jacqueline Dauxois ; Dr. Marc Andronikof : Médecin aux Urgences, Editions du Rocher, 2005. © Editions du Rocher, 2005.
14 commentaires:
bonjour,quel soulagement d'avoir trouvé votre site! depuis 3 ans, je me pose tellement de questions, je doute et parfois je regrette d'avoir dit oui aux médecins qui ont prélevé les organes de mon fils Jean-Stéphane (21 ans). Et puis, je n'ose pas en parler autour de moi: l'entourage a trouvé notre geste si "formidable", si "généreux"... Certains ont même pris leur carte de donneurs... Alors comment leur dire que moi, je me torture depuis 3 ans?....que aujourd'hui, je n'aurai certainement plus cet élan de générosité? Que j'ai été douloureusement déçue par l'attitude de l'équipe médicale, que j'ai la nette impression que tout a été "organisé" "orchestré" pour obtenir notre accord et qu'ensuite, plus personne ne s'est occupé de nous et surtout, ce que je ne pardonne pas, c'est que l'on n'ait pas eu la délicatesse de nous informer de la mort cérébrale de Jean-Stéphane. Nous habitions à 60kms de l'hopital où il a été transporté après son accident de voiture le 01/01/03. Nous n'avions le droit de visite qu'entre 14H et 15H. Le 02/01 au soir,on nous a dit que l'artère qui irrigait son cerveau s'épuisait peu à peu et qu'il ne passerait pas la nuit "mais nous vous préviendrons immédiatement, c'est promis". Le 03/01/03 à 8H, pas de nouvelles, nous appelons l'infirmière coordinatrice: "Jean-Stéphane est toujours là...je vous tiens au courant, non vous ne pouvez pas venir, d'ailleurs les prélèvements auront lieu aussitôt alors..." (en clair, nous gênerions...)Sans nouvelle, après plusieurs tentatives, nous réussissons à joindre de nouveau l'infirmière: "Et bien oui, Jean-Stéphane est cliniquement décédé il y a 1H et, oui, les prélèvements ont commencé...non vous ne pouvez pas venir, ça va durer tte la journée et peut-être même demain matin" Le lendemain midi c'est encore nous qui avons appelé pour apprendre que Jean-Stéphane avait été transféré à la morgue (ce mot, quel choc pour moi!). Quant à l'infirmière, elle a oublié de nous appeler..elle est rentrée exténuée chez elle..Le jour de la mise en bière, elle est venue à la morgue "pour rendre hommage à notre fils" "c'est un don merveilleux que vous avez fait" En fait, je me dis que j'ai "abandonné" mon fils entre leurs mains, que je n'ai pas su veiller sur lui jusqu'au bout comme une maman, que une fois qu'ils ont eu ce qu'ils voulaient...J'ai demandé combien de vies a-t-il "sauvé"? : 5. Y a-t-il des enfants? elle n'a pas voulou me dire. J'ai insisté: des jeunes ? L'anonymat doit être respecté...Depuis plus de nouvelles, aucun contact avec l'hopital, pas de réponse à mon mail un an après...Je suis restée avec mes doutes, mes angoisses et je suis pas sûre de dire encore oui si demain il me fallait revivre la même chose avec mon mari ou mes filles. Si au moins, l'anonymat n'était pas si strict, savoir simplement si ce sont des adultes, des enfants, si ils vont bien aujourd'hui, je crois que ça m'aiderait à me convaincre d'avoir fait le bon choix...et que Jean-Stéphane, qui était si généreux,me dirait merci de l'avoir fait...
Brigitte
Bonsoir Brigitte,
Tout d'abord, je souhaite vous remercier pour votre témoignage, vous dire un vrai merci. En tant qu'auteur de ce Blog d'information, je rassemble les témoignages pour les envoyer à des acteurs du corps médical qui souhaitent que les choses changent. Soyez assurée que votre témoignage - l'histoire de Jean-Stéphane et de ses parents - leur est parvenu. Avec mes cordiales salutations,
Catherine Coste
cath.coste@laposte.net
Bonjour,
Je suis troublée, j'ai toujours considéré les blouses blanches comme des gens bons. Ils ne sont pas supposés mentir et font ce qu'il y a de meilleur pour vous.
Ils prêtent le serment d'Hippocrate. La confiance qu'on leur accorde fait partie du processus de guérison et détermine pour beaucoup la réussite des soins. Comment ne pas être choquée lorsque je m'aperçois que sous prétexte que "toute vérité n'est pas bonne à dire" et que "ne pas tout dire n'est pas mentir", on se permet de truquer les données du problème ? Je ne veux pas mentir, et ne souhaite pas qu'on me mente non plus. Je ne souhaite pas faire souffrir inutilement les autres en leur assénant des vérités qui gênent et qu'ils ne sont pas prêts à entendre, mais lorsqu'il faut faire un choix, même si celui-ci est difficile, on est en droit d'exiger qu'on nous donne les moyens (= les informations) pour pouvoir le faire de façon éclairée. L'info, c'est le pouvoir, dit-on. En effet...
Jusqu'où le corps médical est-il prêt à courber l'échine ? La politique d'augmentation du don d'organes impose des actions (quotas, programme de prévention ou d'information) qui sont contestables sous couvert de l'intérêt général, souvent au détriment de l'intérêt individuel.
A quand une médecine qui ne soit pas sous influence ?
Maintenant on demande aux médecins d'accorder de moins en moins d'arrêts-maladie et on leur octroie une prime s'ils réussissent à les limiter au maximum. Mais le malade dans tout ça, a -t-il encore le droit d'être soigné ou se met-il en danger s'il écoute son médecin ?
Martine de Nanterre
Bonjour Martine,
Comme je travaille en ce moment sur ce Blog, j'en profite pour vous répondre dès réception de votre message. Vous soulevez un problème important, celui du manque de transparence dans la communication du corps médical envers les usagers de la santé (il est vrai qu'en France on rechigne en général à la transparence de ce point de vue), néanmoins faut-il jeter le bébé avec l'eau du bain ? Il me semble que certains médecins, pour autant qu'ils sont en faveur des transplantations, n'en sont pas moins honnêtes vis-à-vis des usagers de la santé, en affrontant les vrais problèmes. Par exemple, je souhaite vous citer un passage du tout récent livre (peut-être ne l'avez-vous pas encore lu ?) du Professeur Christian Cabrol : "De tout coeur", publié en mars 2006 aux Editions Odile Jacob (pages 104-105) : "Demander le témoignage à la famille ? Mais ce témoignage, qu'il est douloureux à solliciter ! La mort de l'être cher que cette famille pleure a été brutale, imprévue, dramatique, elle est survenue en pleine santé. Pour le réanimateur qui a la charge de cette demande, il est bien difficile dans ces moments si pénibles de parler à la famille du don d'organes dont le plus souvent elle n'a jamais eu connaissance. De plus, l'aspect de cette mort est si inhabituel ; car ce n'est pas à la morgue, devant un cadavre froid, inerte, livide que l'on va amener cette famille. Mais en salle de réanimation, devant leur parent qui semble dormir, qui paraît respirer car les mouvements du thorax sont assurés par le respirateur mécanique, qui est chaud, rose, car le sang circule et le coeur bat. Comment devant une telle apparence de vie cette famille peut-elle croire à la mort ? Aussi, lorsque, avec toutes les précautions et la délicatesse désirables, la question de l'existence éventuelle d'un refus du défunt au don d'organes est posée, un tiers des familles évoque un 'non' ; 'non' qui exprime le plus souvent, plus qu'un refus du don, un refus de cette mort inacceptable".
Copyright Odile Jacob
Cordiales salutations,
Catherine Coste
bonjour,
je suis infirmière coordinatrice et je m'empresse de vous donner des informations, car ce que je lis m'attriste énormément.
depuis 3 ans maintenant, je rencontre des proches pour connaitre la position du défunt vis à vis du don d'organes et de tissus.
Je me fais un point d'honneur de respecter ce que je promets ou dis aux proches.Je les informe dès qu'ils peuvent se recueillir auprès de leur proche après le prélèvement.
Certes, il s'agit d'une situation très difficile que de perdre un être cher. je tiens à vous assurer qu'au bloc opératoire, les chirurgiens respectent le donneur.
Il ne faut pas essayer d'imaginer comment se déroule l'intervention.
Il faut savoir que grâce à ces dons, des gens vont pouvoir vivre ou revivre...
On est certes tenu au principe d'anonymat mais il est toujours possible de donner des renseignements.
Surtout à tous ceux qui ont témoigné en faveur du don, ne le regrettez pas!
Je me fais le porte parole de toutes les personnes inscrits sur liste d'attente, merci!
il y a tant de gens qui attendent!
Bonjour et merci pour votre message.
Ce Blog pose la question du constat du décès sur le plan de l'éthique ; vous répondez sur la beauté du don. Il me semble que deux dimensions sont mélangées ici.
Puis-je me permettre de vous inviter à lire l'étude canadienne de Pochard F, Grassin M, Maroudy D, Hervé C. "Encourager les dons d'organes : le paradoxe". Can Med Assoc J 1997 ;157 :1198. Ceci juste au cas où vous n'auriez pas eu connaissance de cette étude. Vous pouvez la lire à partir du Blog.
Lien à copier-coller dans la barre de navigation :
http://ethictransplantation.blogspot.com/2006/04/encourager-les-dons-dorganes-le.html
Selon ces auteurs, il faudrait souligner dans les campagnes de sensibilisation le caractère paradoxal de toute communication autour des prélèvements (qui n'est pas neutre, et qui ne peut augmenter le nombre de transplantations qu'en parlant de la mort), plutôt que de nier cet aspect (...). Cette constatation a été faite en 1997 ; elle semble toujours d'actualité, du moins en France.
Il ne s'agit certes pas d'amener les familles confrontées au don d'organes à regretter d'avoir accepté le prélèvement d'organes sur leur proche, il s'agit de faire en sorte que les familles confrontées à cette épreuve reçoivent d'autres informations que celles concernant la beauté du don, à savoir : que leurs questions au sujet du décès de leur proche et de l'intervention visant à prélever les organes de celui-ci soient traitées, et non censurées, faute de quoi ces proches pourraient être amenés, par la suite, à douter ou à regretter leur choix. Vous écrivez : "Il ne faut pas essayer d'imaginer comment se déroule l'intervention". Cela me semble relever de la censure plutôt que de l'explicitation de ce paradoxe dont parlent les auteurs canadiens dans l'article que j'ai cité. Je souhaite aussi évoquer ici un "moment" de mon entretien d'octobre 2006 avec le Professeur Puybasset, chef du service de Réanimation à la Pitié Salpêtrière, Paris (Pavillon Babinski) : après m’avoir expliqué qu’on se trouvait dans une médecine de la transgression depuis l’existence même de la chirurgie, de l’avortement, et, en remontant dans le temps, de la dissection des cadavres, le Professeur Puybasset m’a dit qu’il avait choisi son camp : non pas celui qui était idéal (on est dans la transgression, la violence, il n’y a pas de camp idéal, où on est à l’abri des mains sales), mais celui qu’il croyait être le moins pire. "La justification éthique du prélèvement d’organes, c’est qu’on va aider des patients en attente de greffe. Si on prélève sans être dans cette optique, ce n’est pas éthique" (je cite ses propos). Il me semble que là, on a déjà quitté le terrain de la censure...
Je me permets de répondre à votre message, bien que ne faisant pas partie du 1 pour cent de familles confrontées au don d'organes. Si vous souhaitez envoyer un message personnalisé à Brigitte, qui témoigne ici, n'hésitez pas !
NB : Ce Blog vise à créer un espace de parole, dans le respect mutuel, et n'a pas pour objectif la dénigration d'un quelconque parti (ceux qui seraient "pour" ou "contre" le don d'organes).
Bonnes fêtes de fin d'année à tous !
Catherine Coste
C'est avec beaucoup d'émotion que j'ai lu le témoignage d'un chirurgien, publié dans l'ouvrage de Claire Boileau : "Dans le dédale du don d'organes. Le cheminement de l'ethnologue" (Editions des archives contemporaines, 2002). Après une formation et une pratique infirmière, Claire Boileau s'est tournée vers l'anthropologie du corps, de la mort et du don. Anthropologue, chercheur associé au Laboratoire "Société, santé, développement" (CNRS, Université de Bordeaux II), elle a été membre du Conseil Médical et Scientifique de l'EFG (Etablissement Français des Greffes, remplacé depuis 2005 par l'Agence de la biomédecine).
Ouvrage cité, pages 83-87 :
"Durant cette enquête, une histoire surgissait régulièrement dans les discours des professionnels, histoire selon laquelle un chirurgien de renom avait quitté la profession après avoir été mis en présence de ce phénomène [les "manifestations résiduelles" observables chez les patients en état de mort encéphalique]. Il s'apprêtait à inciser le thorax lorsque le bras de l'opéré se mit à bouger. Il jura donc de ne plus jamais s'occuper de ce genre d'activité (...). La répétition de ce récit et, bien sûr, le phénomène auquel il faisait référence avait fini par m'intriguer au point de souhaiter le rencontrer, ce qu'il accepta sans détour.
'Quand j'ai quitté le service', me dit-il, 'on en était à la 100ème [prélèvement], j'ai dû en faire une cinquantaine. J'avais une sensibilité difficilement compatible avec ce type d'activité... L'impression d'être mangé par la somme des tâches. Je me sentais dispersé et j'avais l'impression de ne pas faire ce que j'aimais vraiment. Mais tout le monde est interpellé par le fait de trancher dans la chair de son contemporain, mais certains restent dans le déni. A des degrés divers, tous les chirurgiens font entrer de tels mécanismes. Si c'est le déni, il ne se passe rien. Moi je m'arrangeais très bien. Par exemple j'allais voir mon futur opéré la veille [le receveur], on discutait le bout de gras, il fallait répondre aux questions, à l'angoisse de la veille de l'intervention, et ils me demandaient : Est-ce que je vous verrais demain matin ? Je leur disais non, car j'avais besoin de ne pas les voir... C'est très utile, un champ opératoire [pièces de tissus stériles de différentes tailles installées sur l'opéré de façon à circonscrire et isoler la zone à opérer. De fait, le corps n'est plus visible dans son ensemble]. , et ... ça devient le muscle grand dorsal, les côtes à traverser. Il y a vingt ans, le chirurgien était le grand chef. Il était omnipotent. Maintenant, il est de plus en plus celui qui va faire l'acte technique sans être impliqué dans l'itinéraire du malade'.
Quelques jours après cette entrevue au cours de laquelle, malgré mes sollicitations réitérées concernant l'histoire en question, il n'avait rien dit de ce qui était raconté sur lui, il m'envoyait ce courrier qu'il qualifiait de 'compte-rendu non habituel d'un prélèvement d'organes'. Il souhaitait démontrer ainsi combien la pratique du prélèvement lui avait été pénible, au point d'abandonner ensuite, définitivement, toute activité chirurgicale. Je vous restitue une partie de ce témoignage si éclairant.
'Ah ! Vous voilà ! Tout va bien, vous pouvez y aller. C'est avec ces mots que nous sommes accueillis par le coordinateur du centre de prélèvements. Tout va bien signifie, en bref, que l'ensemble des critères requis est rassemblé chez le sujet en coma dépassé ; que les tracés électroencéphalographiques sont plats, signatures légales de la certitude de la mort ; que les instances ont apposé leur signature à l'autorisation de prélèvements ; et, enfin, que la famille a donné son accord.
Il nous accompagne auprès du donneur, un adolescent magnifique terrassé sur son lit. Autour de lui, les infirmières s'activent avec compétence. Elles disent : Il maintient sa tension, il a une bonne diurèse. Mais à qui s'adresse donc ce il dont elles parlent ? Est-ce simplement à ce grand corps préparé ici pour qu'il rende d'ultimes services ? Ou bien est-ce à cet adolescent qui a une histoire, une famille ?
Pendant que les préparatifs se poursuivent, je pense à ses parents, à ses amis, effondrés par la mort brutale, à qui il a fallu demander l'autorisation d'effectuer le prélèvement. Je ne les ai pas vus et me sens lâchement soulagé de ne pas avoir eu pour tâche de les affronter.
Mais je suis distrait dans mes rêveries, pour l'heure malvenues, par les nécessités du moment : vérifier l'état bronchique, demander une ultime radiographie pulmonaire, récupérer les résultats des dernières gazométries sanguines, etc., toutes ces occupations tellement simples et plus rassurantes que les pensées qui m'assaillaient tout à l'heure...
... Tout est enfin prêt. Champs opératoires installés, l'intervention peut débuter. Je saisis le bistouri électrique afin de tracer l'incision. Au premier contact avec la peau, le corps du donneur tressaille vigoureusement. Instantanément, j'arrête mon geste, saisi par l'effroi.
Il bouge ! dis-je à l'anesthésiste, sous-entendant par là, et de manière la plus concise, que je crains qu'il ne soit encore vivant, que nous ne soyons en train de commettre l'irréparable, de ... perpétrer un véritable meurtre.
Cela arrive, répond-il calmement. Ce ne sont que les arcs réflexes médullaires qui persistent. On va augmenter la dose de curare. Tu sais, on en met toujours avant les prélèvements. [NB : le curare n'est pas un anesthésiant, c'est un myorelaxant, donc il permet le relâchement des muscles, Catherine Coste]. Eh bien non, je ne le savais pas ! Ou plutôt jusqu'à ce jour, je n'avais pas pris conscience que les réflexes médullaires persistaient et qu'un sujet en coma dépassé ne restait immobile qu'au prix d'une curarisation. De quel mort s'agit-il donc là, qu'il faille le calmer pour qu'il ne bouge pas ?
Mais si tu veux, poursuit l'anesthésiste, on arrête tout. Phrase assassine qui me renvoie, sans détour possible, la responsabilité de décider si le mort est bien mort.
Son coeur bat, le sang coule dans ses vaisseaux, ses poumons se soulèvent régulièrement au rythme du respirateur et, par sous-dosage d'anesthésique, il réagit à la brûlure du bistouri : rien de ce que je peux en saisir par mes sens ne me le différencie d'un vivant que l'on opérerait. Mais non ! Les électroencéphalogrammes sont bien plats. Je ne les ai pas vus, pas plus que je n'ai vu le spécialiste qui les a interprétés, mais je dois faire confiance. Tout est en règle. Et puis, le receveur de ces poumons est déjà en cours d'intervention et d'autres attendent encore le coeur, le foie ou les reins. Leur survie en dépend. Le bistouri encore levé au-dessus de la peau, ces folles pensées tourbillonnent dans ma tête, négociation intime et cauchemardesque entre l'instinct qui refuse et la raison qui accepte, recherche désespérée d'arguments qui puissent balayer mes réticences et m'inciter à poursuivre... quelques instants encore, puis ma main s'abaisse et je trace l'incision.
Plus tard, coeur, poumons, foie et reins sont disséqués, cannulations en place, et tout est prêt pour le dernier acte du prélèvement. De la main droite, je tiens un clamp [pince servant à fermer un tuyau, une artère, une veine], mors écarté autour de la veine cave. Le geste reste suspendu par une ultime hésitation. Un collègue me presse : Mais qu'attends-tu donc ? Je serre le clamp. Le coeur s'arrête.
Le prélèvement effectué et les poumons soigneusement conditionnés dans une glacière, notre équipe s'esquive de la salle d'opération, tenant à bout de bras la précieuse cargaison. Le coeur et le foie suivront bientôt le même chemin. Est-ce seulement la réelle nécessité de réimplanter l'organe au plus vite qui nous fait prendre un pas pressé ? Ou bien n'adoptons-nous pas quelque peu l'attitude du voleur désertant furtivement le lieu de son méfait ? Quoi qu'il en soit, nous traversons rapidement les couloirs qui conduisent aux ambulances.
... Beaucoup plus tard, en fin de matinée, de retour d'un trop bref repos, j'apprends que tout se passe au mieux pour le greffé de la nuit.
Je devrais être content.'
Ce témoignage (...) montre à quel point la définition de la mort encéphalique s'accommode mal de certains signes extérieurs. (...)
Comme l'indique ce chirurgien, ces réflexes peuvent apparaître lors de l'incision. Néanmoins, d'autres signes, moins visibles mais en contradiction avec l'énoncé de la mort encéphalique, ont été relevés par certains auteurs dans la littérature médicale telle que la présence de décharges hormonales, incompatibles avec la notion d'arrêt total du cerveau. De tels indices, contraires à la définition de la mort encéphalique (entendue comme cessation totale et définitive de l'encéphale), ne traduisent pas pour autant la 'présence de la vie' au sens plein du terme, ou son retour possible. Ils interrogent les incohérences actuelles qui existent entre la formulation théorique de la mort cérébrale, ses critères d'appréciation et les tests destinés à la confirmer.
Bien que ces manifestations soient clairement identifiées et justifiées du point de vue neuro-physiologique, leur présence soulève de multiples questions : le donneur souffre-t-il ? De quelle douleur s'agit-il lorsque la conscience n'est plus ? Les automatismes sont-ils en dehors du champ de la vie ? Et de façon plus générale, le donneur incarne-t-il autre chose qu'un ensemble de fonctions mécaniques entre le moment où il est déclaré mort et celui où il n'est effectivement plus possible que ce type de réflexe n'apparaisse, c'est-à-dire à l'arrêt du coeur ?
'L'individu est considéré comme mort parce qu'il est mort à l'espèce humaine mais il n'est pas mort à l'espèce vivante', souligne L.V. Thomas à propos de cet état particulier [ L.V. Thomas, "Mélanges thématiques", L'Harmattan, 1993, p.7].
Aussi longtemps que les battements cardiaques perdurent, le donneur n'est jamais tout à fait considéré comme un défunt. L'arrêt du coeur a lieu au bloc opératoire au moment du prélèvement d'organes. Aussi la salle d'opération porte-t-elle bien son nom : l'opération qui s'y déroule concerne autant l'aspect chirurgical que symbolique. Le donneur change véritablement de statut : il devient un 'véritable' défunt".
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Il est évident, et ce n'est nié par personne, que les soins au "donneur" sont profondément modifiés lors de l'optique d'un prélèvement. C'est tout à fait incompatible, à mon avis, (et ce devrait être l'avis de tout philosophe et de tout médecin honnête) avec une prise en charge médicale "éthique". Le "donneur" perd ainsi sa qualité d'être humain, de malade, il est réduit à l'état de "moyen", de pourvoyeur d'organes. La qualité de relation médecin/malade est par là totalement pervertie puisque le médecin ne poursuit plus le bien de celui qu'il a en charge.
Au mieux, on est au pire de l'acharnement thérapeutique. Je ne comprends toujours pas que nos philosophes et chantres de l'éthique à tout crin n'aient jamais exposé "ex cathedra" ces considérations simples. Ce silence est scandaleux.
Le "donneur" est anesthésié, c'est aussi ouvertement écrit dans les manuels : pour empêcher les sautes de tension, les contractions musculaires etc. tout cela sur quelqu'un de soi-disant mort ! Quand je pense aux cris silencieux que doivent pousser les comateux, j'en suis malade.
Lors des Deuxièmes Journées Internationales d'Ethique : "Donner, recevoir un organe, Droit, dû, devoir" au
Palais Universitaire de Strasbourg (29-31 mars 2007), Mme Anne Danion-Grilliat (Hôpitaux Universitaires de Strasbourg) a présenté les résultats de son enquête sur les sources d'information des patients.
Mme Anne Danion-Grilliat a rappelé que le consentement libre et éclairé est requis de la part du patient en attente de greffe. L'information qui est fournie à ce patient par son médecin doit permettre ce consentement libre et éclairé. La loi du 4 mars 2002 donne un cadre légal à cette information.
Mme Anne Danion-Grilliat a également mentionné un fait important, concernant l'information des patients greffés : au sein des Hôpitaux Universitaires de Strasbourg, 26 pour cent des patients greffés (à l'exclusion des patients ayant reçu une greffe de moelle ou une greffe de cornée), soit 68 sur 264 patients, ne savaient pas si le donneur était décédé ou vivant ! A la question : "Le donneur était-il vivant ou décédé ?", un grand nombre de patients greffés (toujours à l'exclusion des greffes moelle-cornée) ont répondu que le donneur était décédé. Mais plus de 25 pour cent des patients interrogés ont répondu : "Je ne sais pas". Mme Danion-Grilliat a émis plusieurs hypothèses concernant cette réponse faite par ces 68 patients greffés, déclarant ne pas savoir si leur donneur était vivant ou décédé. Notons l'hypothèse du doute sur la mort encéphalique : si un doute subsiste quant au constat de décès (le patient en état de mort encéphalique est-il vraiment mort ?), il est difficile d'accepter le prélèvement dans un tel contexte.
Nous pensons néanmoins que ces 26 pour cent de patients greffés déclarant ne pas savoir si leur donneur était vivant ou mort peuvent aussi révéler des lacunes dans le domaine de l'éthique et de l'information du malade : le patient en attente de greffe a-t-il réfléchi aux conditions de "décès" qui permettent le prélèvement d'organes sur patient "décédé" ? Est-il conscient des problèmes que posent ces formes de "décès" (prélèvement sur patient "décédé" à coeur battant et sur patient "à coeur arrêté") ? C'est peu probable...
Lien pour visionner cette présentation :
http://w3appli.u-strasbg.fr/canalc2/video.asp?idvideo=5995
OU :
http://w3appli.u-strasbg.fr/canalc2/video.asp?idVideo=5995&voir=oui
Notons que les participants à ces Journées d'éthique se sont déclarés choqués par les propos (jugés excessifs) récemment tenus par un célèbre chirurgien cardiaque à la retraite : "Les cimetières sont pleins d'organes qui auraient pu aider quelqu'un mais qui aujourd'hui pourrissent".
A ceux qui affirment : "La réflexion concernant le constat du décès sur le plan de l'éthique dans le cadre des prélèvements d'organes n'est pas l'affaire du patient en attente de greffe ; c'est celle des équipes de prélèvement d'organes", nous objectons que ce raisonnement, visant à gommer l'éthique du patient en attente de greffe, conduit justement à ces propos jugés excessifs par les participants à ces Journées d'éthique : "Les cimetières sont pleins d'organes qui auraient pu aider quelqu'un mais qui aujourd'hui pourrissent"...
Docteur Marc Andronikof a dit…
Il est tellement évident que quelqu'un qui bouge, contracte ses muscles, modifie ses réactions physiologiques,lorsqu'on vient lui appliquer un scalpel, ne peut être considéré comme "mort", qu'il me paraît suffir de l'exprimer comme cela pour que n'importe qui dans son bon sens le comprenne.
Même à l'école, lorsque le professeur "décérébrait" une grenouille pour nous montrer les réflexes médullaires (en brûlant la patte d'un côté, elle rétractait l'autre), le faisait pour que la grenouille ne souffre pas, jamais il n'aurait pensé ou nous aurait dit que la grenouille était "morte"...
Autres liens : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ANNA&ID_NUMPUBLIE=ANNA_592&ID_ARTICLE=ANNA_592_0255
http://www.infirmiers.com/pdf/TFE-delafosse-berangere.pdf
Bonjour, je suis une maman dont la fille a été prélevée et je cherche des témoignages de familles confrontées à la même chose pour une recherche sur les types de deuils qui suivent cette circonstances si particulière de mort.
Voici le lien vers mon questionnaire.Merci de votre réponse.
https://goo.gl/forms/tV0BmPhCx2y26afI2
https://goo.gl/forms/tV0BmPhCx2y26afI2
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