Le potentiel donneur d'organes "décédé" est en fait entre la vie et la mort
... Mais à la famille confrontée au don d'organes, on parle d'un défunt. Il est question de prélever les organes du défunt ; en même temps, "il ne faut pas imaginer l'opération...".
"Il ne faut pas imaginer l'opération", ce sont les paroles d'une infirmière coordinatrice de l'équipe de transplantation d'organes, visant à "consoler" une famille confrontée au don d'organes. L'opération mentionnée est, bien sûr, celle du prélèvement des organes. Prononcées en 2006, ces paroles visaient à apaiser les doutes d'une mère de famille ayant autorisé le prélèvement des organes de son fils "décédé". Plus d'un an après l'"opération", le doute rongeait encore cette mère de famille. Elle craignait d'avoir abandonné son fils au pire moment. "Il ne faut pas imaginer l'opération"... Cette petite phrase, en apparence bienveillante, inoffensive, apaisante, etc. m'a pourtant semblé assassine : coup de poing dans l'estomac. Pourquoi ne faut-il pas imaginer ? Qu'est-ce que ces paroles cherchent à cacher ? N'y a-t-il pas usurpation d'information à cette famille confrontée au don d'organes ? Entre l'inconnu et l'interdit, comment cette famille est-elle censée faire son deuil ? Quand j'entends : "Il ne faut pas imaginer l'opération", j'entends : "Il ne faut pas imaginer que le travail de deuil va pouvoir se faire", et non : "Le travail de deuil se fera grâce à l'oubli et au refoulement" (comme cette coordinatrice semblait le suggérer ?)
Claire Boileau est infirmière anthropologue. Spécialisée dans l'anthropologie du corps, de la mort et du don, elle est chercheur associé au Laboratoire "Sociétés, santé, développement" - CNRS, Université de Bordeaux II. Elle a été membre du Conseil Médical et Scientifique de l'Etablissement Français des Greffes (l'EFG, remplacé par l'Agence de la biomédecine depuis 2005). Dans son ouvrage intitulé : "Dans le dédale du don d'organes. Le cheminement de l'ethnologue" (Editions des archives contemporaines, 2002), elle écrit, à propos du donneur d'organes potentiel, dont le "décès" vient d'être constaté [page 89 ] :
"Le vocabulaire employé pour désigner le défunt trahit souvent l'ambiguïté de son statut : il est couramment appelé malade ou patient, rarement défunt ou mort. Pour les soignants, la véritable métamorphose, au sens physique et conceptuel de l'état du donneur se produit au bloc opératoire, comme si le bloc 'fabriquait' le mort : 'Tout le monde le dit, c'est le seul bloc où le malade ressort systématiquement mort', commente une infirmière [août 1996], ce qui présuppose (...) que le donneur serait entré 'vivant' pour en ressortir 'mort'.
En fait, ce changement de statut n'est pas tant lié au lieu qu'aux événements qui s'y dérouleront : ablation des organes, mais surtout, éviction totale du sang".
[pages 91-92 :] "Puissante ligne de partage entre la vie et la mort, le sang, lorsqu'il est soustrait du corps du donneur, participe incontestablement à son changement de statut : de défunt, il devient cadavre. (...) Avec la fuite du sang, c'est la mort du sujet tout entier qui s'accomplit. Le donneur, perçu dans un état qui n'était plus la vie, mais n'était pas encore tout à fait la mort, quitte cette sorte de no man's land pour rejoindre pleinement et définitivement 'l'autre monde'.
Cependant, si l'évicion du sang participe (...) à cette métamorphose, d'autres éléments, en particulier l'usage abondant de l'eau et la gestuelle qui l'accompagne, semblent s'attacher à temporiser la rupture inhérente au changement de statut du donneur. (...). En effet, durant l'acte opératoire du prélèvement, l'éviction du sang, aussi rapide que minutieuse, obéit à des impératifs techniques et physiologiques dont dépendra la qualité des organes prélevés (...)".
Commment se passe le prélèvement d'organes ?
[Ouvrage cité plus haut, pages 92-96 :] "Pour des raisons diverses, l'acte opératoire est souvent nocturne. Cela tient au fait que divers examens doivent au préalable être effectués sur le donneur avant tout prélèvement, mais également parce que, très souvent, les familles sont rencontrées l'après-midi. Le prélèvement d'organes s'organise donc généralement en fin d'après-midi et ne débute réellement qu'en début de soirée.
Après avoir été contactés, les chirurgiens originaires du centre hospitalier où sera greffé l'organe qu'ils viennent prélever se rendent au bloc opératoire.(...) Le bloc est rapidement envahi par une dizaine de personnes. (...) Trois équipes de deux chirurgiens vont simultanément extraire 'leur' organe (coeur, reins ou foie) qu'elles grefferont ensuite à 'leur' patient.
Le corps du donneur disparaît aussitôt derrière les champs opératoires. Seuls le thorax et l'abdomen restent accessibles au bistouri qui commence à grésiller. Les conversations cessent progressivement jusqu'à devenir inaudibles. Elles cèdent la place à une atmosphère tendue, rythmée par le cliquetis des instruments (...) et la soufflerie de la climatisation. L'incision est précise, les organes ne doivent pas être endommagés. La réussite ultérieure de la greffe dépendra de l'attention portée à la dissection des organes, de l'inégrité des pédicules, de la bonne qualité des vaisseaux. La tension et le pouls du donneur sont contrôlés jusqu'à ce que les organes soient définitivement ôtés de son organisme.
Libéré de son étau, le coeur tressaute vigoureusement et régulièrement en dehors de la cage thoracique. La synchronisation gestuelle des différents intervenants est primordiale car, au même moment, tous les organes vont subir une réfrigération rapide obtenue par l'irrigation d'un soluté glacial dans l'organisme du donneur. Le passage de ce soluté par voie veineuse permettra également de purger tous les organes de leur sang.
Ce lavage, qui a lieu alors que les organes se trouvent toujours en place dans l'organisme, n'est pas seulement effectué à travers le réseau vasculaire : il est complété par l'aspersion et l'immersion des organes avec une solution réfrigérée adéquate. Des aides-soignantes se relaient pour 'arroser' les organes, en versant, par-dessus les épaules des chirurgiens, le contenu de petites bassines remplies de liquides préparé à cette intention.
De leur côté, les chirurgiens massent les organes et les 'aident à blanchir'. Presque instantanément, les organes pâlissent tandis que l'eau dans laquelle ils baignent se teinte de rouge. Dans le même temps, le donneur perd son teint rosé qui devient cireux. Les chirurgiens qui travaillaient en face à face sur l'organe s'interrompent, posent les instruments, relèvent la tête, complètent le 'massage', évaluent l'organe et commentent parfois sa qualité.
Ces procédés conjoints d'aspersion, d'immersion et de lavage répondent (...) aux nécessités techniques et physiologiques requises par l'asepsie et la conservation optimale des organes. (...)
Raisons techniques, donc, mais aussi symboliques si l'on observe la gestuelle qui accompagne cette étape et si l'on reconnaît que l'eau est présente partout où les principes de mort et/ou de renaissance sont à l'oeuvre. Immobilisées temporairement, les fonctions organiques des organes reprendront dès que la greffe sera faite. L'organe vient de mourir pour son hôte initial, et dans le même temps il se charge d'un potentiel de vie qui se réactualisera dès qu'il sera greffé.
Des entités a priori antinomiques l'une à l'autre telles que la mort et la vie cohabitent si étroitement que seuls les fluides tels que l'eau et le sang, ainsi que les gestes et les émotions mis en place à ce moment-là, permettent de tenir 'séparés' les périmètres symboliques de la mort et de la vie, qui, autrement, se confondraient. (...) 'Là, c'est très étrange', me dit un réanimateur soucieux de me faire participer à la métamorphose qui s'accomplit sous nos yeux : 'Le coeur va bientôt s'arrêter... mais dans quelques heures ... C'est incroyable, il va renaître.'
En remplissant cette fonction médiatrice entre l'univers du vivant et celui de la mort, l'eau viendrait en quelque sorte rendre perméable la frontière entre deux mondes (...) étrangers l'un à l'autre, facilitant, symboliquement, le passage d'un état à un autre.(...)
(...) [D]u prélèvement à la greffe, les organes traversent trois phases thermiques différentes : la première, dite chaude, correspond au temps durant lequel les organes sont encore en place dans le corps du donneur. Le deuxième phase, dite froide, correspond au temps intermédiaire entre l'extraction et la réimplantation des organes. L'organe est en effet conditionné dans une glacière pour le coeur et le foie et dans un liquide à température ambiante pour les reins. La troisième phase est dite chaude et correspond à la réimplantation de l'organe dans le corps du receveur. (...)
Au terme du prélèvement, lorsque le sang se trouve entièrement purgé de l'organisme et que les organes ont été retirés un à un du corps, le donneur prend soudain les allures conventionnelles d'un mort. La perspective 'bénéfique' dont il jouissait jusque là se transforme aussitôt en nuisance : le bloc opératoire se vide instantanément de ses occupants tandis qu'une infirmière s'empresse de recouvrir le visage du donneur.
Il est d'ailleurs remarquable de constater l'évitement des soins qui concernent le visage et la tête du donneur en général. Qu'il s'agisse d'un soin de nettoyage, de l'extubation [manoeuvre consistant à ôter le tuyau reliant le respirateur à la bouche du donneur] ou encore du positionnement des paupières, les diverses manipulations (...) sont souvent implicitement déléguées à l'infirmière coordinatrice ou l'aide-soignante.
L'interne rembourre la cage thoracique et l'abdomen avec de grandes compresses afin de reconstituer le volume anatomique initial. Il enlève les écarteurs qui maintenaient béante l'ouverture corporelle, rapproche les parois abdominales et thoraciques, puis procède aux sutures chirurgicales. (...)
Les dernières tâches accomplies, le bloc opératoire est déserté de tous. Il est 3 heures 30 du matin, une aide-soignante est restée seule : elle doit remettre la salle en ordre, procéder à la toilette du défunt, ôter les perfusions, vider les poubelles ... Pressée de sortir, elle agit vite, casse un bocal et soupire à plusieurs reprises : 'C'est barjo, c'est barjo... On ne s'y fait pas.'
Les signes de la mort, désormais visibles, ordonnent le changement de statut du donneur et affectent les conduites des soignants. Sans qu'aucun élément extérieur nouveau n'intervienne - le corps du donneur n'est en effet guère plus sale à la fin d'un prélèvement qu'au cours du prélèvement - la souillure symbolique va pourtant entrer brutalement en scène. Le corps du donneur, désormais exposé à l'altération, s'efface derrière celui du mort dont la proximité apparaît dangereuse."
© CPI (Contemporary Publishing International) 2002
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