Quand les médias parlent des transplantations, quel est le mot privilégié, celui qu'ils emploient pour faire prendre conscience de la pénurie de greffons (comme si quiconque pouvait ignorer cet état de fait !) ? Quand les médias font appel à votre générosité, quel est le mot-clé ? Inutile de continuer, vous aurez compris qu'il s'agit du DON. Don du sang, don d'organes, don de sperme, don à une oeuvre caritative, comme les Restos du Coeur, don de moelle osseuse : même combat ? Bien sûr, une réponse par l'affirmative serait de mauvais alois. On nous répète que le don d'organes ("donneur cadavérique") est consenti après notre mort. Les autres formes de don sont consenties de notre vivant. Les coordinateurs au sein des services hospitaliers de transplantation d'organes parleront de DON aux familles confrontées ... au don d'organes. Cette lapalissade dissimulerait-elle une réalité autre ? Des problèmes autres que le Don ?
Eric, coordinateur au sein d'un service hospitalier de transplantation d'organes, a écrit ce qui suit le 27/11/2007, en réaction à mon article sur AgoraVox intitulé : Les problèmes de l’industrialisation du don d’organes :
"Bonjour, vous écrivez et surlignez en gras les propos suivant 'les usagers de la santé ne doivent pas s’attendre à ce qu’une information impartiale leur soit fournie: la promotion du don d’organes est devenue une obligation pour toute institution médicale...'
Je crois qu’à travers ce texte vous méprisez une liberté fondamentale de l’individu, son libre arbitre dans l’exercice de sa profession. La très grande majorité des coordonnateurs de prélèvements d’organes (dont je fais partie) qui rencontre les proches des défunts suceptibles de donner leurs organes travaille en accord avec la loi de bioéthique de 2004. Il s’agit de rechercher la non-opposition du défunt au don d’organes et non de faire la promotion du don. Lorsqu’il existe une incertitude sur la volonté des défunts nous tentons de retrouver avec les proches des actions du défunt qui valideraient (ou non) le don (don du sang, participation à des oeuvres caritatives, refus de participation à la recherche...) Les professionnels de santé savent conserver une dimension humaine de la relation et sont loin, surtout dans ces moments de deuil, du calcul économique.
Le message de l’agence de la biomédecine est clair, il ne s’agit pas de favoriser le don mais de favoriser la transmission de la décision. Une enquête menée dans les années à 2000 à montré qu’environ 80 pour cent de la population Française est favorable au don mais que seulement 15 pour cent l’avait transmis à son entourage. Et l’on remarque que près de 30 pour cent des causes de non-prélèvement sont dues à des refus. Refus qui semble plus motivé par l’ignorance des survivants que par un réel refus des défunts. aujourd’hui l’information dispensé présente donc cette nécessité de se positionner (pour ou contre) et non une obligation de donner.
Il est vrai que certaines associations, non gouvermentales, proclament un discours plus centré sur le don et sa nécessité. Mais cela reste un point de vue engagé qui n’est pas retenu par la majorité des professionnels. Ceux ci tiennent à favoriser le respect du défunt."
On voit bien que la question du don est centrale lorsque se pose la question d'obtenir le consentement des proches lorsqu'il s'agit de prélever les organes d'une personne en état de mort encéphalique ou d'un patient en arrêt cardio-respiratoire persistant :
"Lorsqu’il existe une incertitude sur la volonté des défunts nous tentons de retrouver avec les proches des actions du défunt qui valideraient (ou non) le don (don du sang, participation à des oeuvres caritatives, refus de participation à la recherche...)".
Or apparenter le don d’organes au don du sang est problématique : pour donner notre sang, ou à une oeuvre caritative, ou notre corps à la science, aucun médecin ne va nous maintenir en vie artificielle ou nous réanimer le temps de prélever nos organes... C'est pourtant ce qui se passe avec des donneurs en état de mort encéphalique ou dans le cas des prélèvements "à coeur arrêté" (donneurs "en arrêt cardio-respiratoire persistant", qui ont été réanimés dans le "seul" but de récupérer leurs organes afin d'aider les patients en attente de greffe).
S'interroger sur le don, c'est ne pas s'interroger sur le diagnostic de mort dans le cas du donneur dit "cadavérique". Qu'évoque ce mot pour le grand public ? Une personne qui est bel et bien décédée, "refroidie". Ne parle-t-on pas de rigidité cadavérique ? Or dans le cas des patients donneurs d'organes dits "décédés", on est loin de ladite rigidité cadavérique. Si pour moi la notion de mort implique la destruction du cerveau, du coeur et des poumons, je dois savoir :
1-) Qu’un patient en état de mort encéphalique est un patient à coeur battant
2-) Que la mort encéphalique n'est pas attestée chez un patient en "arrêt cardio-respiratoire persistant" - patient pour lequel le constat de décès a pourtant été effectué.
3-) Le plus important : un donneur d'organes dit "décédé" est un patient devenu un simple pourvoyeur d'organes, et non plus traité comme une personne. Pour prélever les organes de ce donneur en état de "mort encéphalique" ou en arrêt cardio-respiratoire persistant, il faut soit le maintenir en état de vie artificielle le temps que ses organes soient prélevés, soit le réanimer dans le but d'assurer la conservation de ses organes au moyens de techniques invasives. Dans les deux cas, le qualificatif de "donneur cadavérique" constitue un mensonge éhonté : il s'agit d'un mourant, d'une personne engagée dans un processus de mort. Non d'un mort ! Le prélèvement des organes de cette personne exige que les équipes chirurgicales de prélèvement interviennent (fassent intrusion) dans son processus de mort. Or c'est précisément cette intervention ou intrusion dans le processus de mort d'un proche qui peut effrayer les familles confrontées au don d'organes. Il ne s'agit pas d'initier un débat idéologique centré sur des considérations philosophiques (dogmatiques ?) telles que la générosité, l'égoïsme, le don, le repli sur soi, au chevet d'un défunt. Dans les faits, ces familles confrontées au don sont confrontées à une "technicisation de l'agonie" au service des transplantations. Avec tout ce que cette technicisation peut avoir de terrifiant. Quand on se trouve confronté à la question du don des organes d'un proche mourant, on se pose la question de savoir comment on peut accompagner ce mourant au mieux. Il n'est pas question de l'abandonner au pire moment de son existence. Voilà la vraie préoccupation. Disons-le très clairement : les familles confrontées au don des organes d'un proche mourant vivent un dilemme inhumain : elles doivent choisir entre l'intérêt du mourant (le laisser s'éteindre le plus paisiblement possible) et un don d'organes qui aiderait de très nombreux patients en attente de greffe, d'autant qu'on a assisté à une explosion du nombre de patients en attente de greffe : +77 pour cent entre 2005 et 2006 ! (Source). Si ce choix n'est pas un choix cruel, alors qu'est-ce d'autre ? Il est sans doute plus facile (démagogique ?) de dire que la vraie question est la question du don. Voilà qui ne fâchera personne. Pourtant, poussé à l'absurde, le raisonnement du coordinateur fera dire qu'une personne ayant consenti, de son vivant, au don de sperme (anonyme) et se retrouvant en état de "mort encéphalique" ou en "arrêt cardio-respiratoire persistant", et donc incapable de faire part de sa volonté, aurait consenti au don de ses organes (anonyme) ... car cette personne a déjà donné... son sperme ?! On voit bien ce que ce raisonnement a de délirant : un rapprochement théorique permettant d'établir un lien entre le don de ses organes à sa mort et le don de sperme de son vivant, tout cela afin de tenter d'établir quelle position une personne inconsciente aurait eue sur le don de ses organes ! Les contorsions autour du don permettent d'éviter une confrontation directe, pourtant nécessaire, hélas, avec la question de la mort, qui est LA question. La question du Don permet d'éviter autant que faire se peut la confrontation avec la mort. Cachez ce mourant que je ne saurais voir. La question de la mort est taboue : on n'en parle pas plus que de la corde d'un pendu. A la place, on parle de don. Afin que la transition se fasse en douceur : un don, pour lutter contre la pénurie de greffons. Le don optimise la mort, fait reculer le deuil. Miracle, ou tour de passe-passe ? Après tout, si on peut éviter de parler de la mort à des gens qui viennent de perdre un proche et sont encore sous le choc, tout en pouvant récupérer des organes dont les patients en attente de greffe ont tant besoin, où est le mal ? Le hic, c'est que des proches ayant consenti à un don risquent de le regretter amèrement par la suite, s'ils ont le malheur de se poser cette question : "à quelle mort est-ce que je crois ?", après avoir découvert (à nouveau par malheur) la relativité des critères permettant de définir la mort, comme en témoignent les nombreuses controverses à l'échelle internationale sur le constat du décès sur le plan de l'éthique dans le cadre des prélèvements d'organes sur donneurs "décédés". Quand on sait que les organes d'un mort ne soignent personne, on comprend l'importance de la question de la mort (constat de décès) dans le cas des prélèvements d'organes sur les donneurs dits "décédés". M. Alain Tesnière a fait ces douloureuses découvertes après avoir consenti au don des organes de son fils, Christophe, 19 ans, qui s'était retrouvé en état de "mort encéphalique" en 1992. M. Tesnière s'exprime suite à la lecture du livre "De tout coeur" du Professeur Chritian Cabrol (2006) :
"Quand le Professeur Cabrol s’exprime sur la mort, cela donne des frissons. ’On ne peut pas prélever après une mort de maladie ou de vieillesse: les organes sont épuisés. Il est nécessaire de trouver un cœur sain, vigoureux, battant. Un coeur battant après la mort, cela paraît impossible. Sauf dans certaines circonstances où un seul des organes vitaux est détruit: le cerveau. C’est ainsi qu’en 1959, deux médecins réanimateurs français, Pierre Mollaret et Maurice Goulon, avaient signalé qu’à la suite de certains traumatismes crâniens très graves, la rupture d’un vaisseau dans le crâne ou encore un suicide d’une balle dans la tête, le cerveau subit des lésions irréversibles qui vont entraîner la mort sans, paradoxalement, que tous les autres organes cessent immédiatement de fonctionner. Dans ces cas, si l’on applique la respiration artificielle mécanique utilisée en anesthésie, celle-ci supplée aux muscles respiratoires paralysés par la mort du cerveau. Le coeur animé par son propre mécanisme continue de battre et pousse le sang dans les poumons. Grâce à la respiration, le sang s’oxygène et la circulation sanguine assure ainsi le passage d’un sang oxygéné dans tous les organes du corps. Sauf dans le cerveau, car les lésions cérébrales entraînent un œdème, c’est-à-dire une accumulation liquidienne dans le cerveau qui augmente son volume. Comme il est dans une boîte crânienne inextensible, aucune goutte de sang ne peut ni entrer ni sortir. Ainsi le cerveau est détruit et les organes continuent à fonctionner. Seulement pendant quelques heures, car un cerveau détruit ne peut plus diriger les mécanismes les plus intimes de l’organisme, telle la production des matériaux nutritifs, de sorte que les organes, peu à peu privés de ces matériaux indispensables pour leur survie, se détériorent et cessent de fonctionner. Mais ces quelques heures après la mort du cerveau, la mort cérébrale, où les organes fonctionnent encore, sont très précieuses car ce sont les seules où l’on peut prélever des organes pour les greffes sans priver le donneur d’une seconde de vie.’ Le Professeur Cabrol établit la décérébration ou le coma dépassé ou la mort cérébrale comme étant la mort. Il poursuit: ’En France des organes avaient déjà été prélevés pendant cet état de mort cérébrale. En 1958, à l’hôpital Foch, René Kuss avait obtenu l’accord de l’administration et des familles pour prélever les reins de personnes en mort cérébrale. En général il avait attendu l’arrêt du coeur.’ Donc ces prélèvements se sont faits avec le consentement explicite des familles soit à coeur battant soit à coeur non battant. Continuons: ’En 1964, Jean Hamburger put prélever un rein sur une personne décédée de mort cérébrale, mais dont le coeur battait encore. Ces quelques prélèvements faits à coeur battant n’intéressaient cependant jamais le coeur lui-même. Pour régulariser les prélèvements dans ces conditions, François d’Allaines, pionnier de la chirurgie cardiaque en France, pose en 1966 à la plus haute autorité médicale de France, l’Académie de médecine, d’après une proposition de l’ordre des médecins, deux questions. La première: peut-on considérer la mort cérébrale comme la mort légale, c’est-à-dire celle qui permet d’établir un certificat de décès ? En effet grâce aux progrès de la réanimation, il est difficile de se fonder sur les anciens critères de la mort. L’arrêt respiratoire, grâce à la respiration artificielle, n’autorise plus cette conclusion. L’arrêt cardiaque non plus car on sait y remédier par un massage cardiaque. Seule la destruction du cerveau permet à un médecin de certifier la mort. Seconde question: dans cet état de mort cérébrale, peut-on prélever des organes encore fonctionnels en vue d’une greffe ?’ L’Académie de médecine finira par donner son accord. Donc depuis 1966, la mort cérébrale est la mort. L’Académie de médecine rejette les anciens critères : plus question d’arrêt respiratoire, ni d’arrêt cardiaque. Le sénateur Caillavet, dix ans plus tard, fera passer une loi qui dispense les médecins de demander l’accord de la famille. Tout est au mieux dans le meilleur des mondes ! Pourtant M. Cabrol nous rebat les oreilles avec la pénurie de greffons. Comment est-ce possible ? Les médecins ont tout l’arsenal juridique en leur faveur pour se fournir en organes sur les mourants. On aimerait entendre M. Cabrol, désormais membre de l’Académie de médecine , s’exprimer sur le décret n° 2005-949 du 2 août 2005 article 1, paru au Journal Officiel du 6 août 2005, décret qui autorise le prélèvement d’organes en utilisant le consentement présumé de M. Caillavet sur des donneurs à coeur arrêté. M. Cabrol, dans son livre ’De tout coeur’, nous explique que l’arrêt cardiaque n’est plus un critère de la mort depuis 1966. Que sont devenus les travaux de Pierre Mollaret et Maurice Goulon ? Il me semble que les Français souhaitent une explication sur ces contradictions. Le gouvernement français a des instances pour informer le public. Pourquoi l’Agence de biomédecine ne communique-t-elle pas sur cette question éthique ?"
Une approche centrée sur le don permet de diviser les usagers de la santé en deux camps : les (non-) donneurs (plus ou moins généreux) et les patients en attente de greffe (qui souffrent du manque de générosité). Or quiconque a approché un tant soit peu les gens confrontés de près ou de loin aux transplantations sait à quel point tous - qu'ils soient proches de donneur "décédé", proches de patient "mort en attente de greffe", ou encore patient greffé -, tous peuvent être unis par un même sentiment de culpabilité et d'injustice. Les familles effrayées par l'intrusion d'une équipe chirurgicale de prélèvement d'organes dans le processus de mort de leur proche culpabilisent d'avoir à faire un choix entre accompagner au mieux leur mourant ou aider des patients (inconnus) en acceptant le prélèvement d'organes. Et ce, quel que soit le choix de ces familles : pour ou contre le don d'organes. Avoir le choix entre donner et risquer de passer le reste de sa vie à le regretter (car on n'aura pas accompagné "son" mourant), ou ne pas donner et risquer de passer le reste de sa vie à le regretter (car on n'aura pas contribué à aider des patients en attente de greffe), qu'est-ce d'autre, si ce n'est pas un choix inhumain ? Evoquant l'activité des transplantations d'organes, le Professeur Jean Bernard avait dit que cet "ordre cannibale" était "un ordre temporaire". Espérons qu'un jour pas trop lointain, on pourra régénérer les organes sans avoir recours aux transplantations. Car à dire vrai, le gentil terme de "don" cache une réalité beaucoup plus cruelle. Derrière chaque greffe (que les médias présentent pourtant comme une indication courante), une famille a dû faire un choix dramatique. Avec quelles conséquences sur le processus de deuil ? Un parent ayant consenti au don des organes de son fils, un médecin ayant perdu un parent décédé prématurément car ce parent avait refusé une greffe pour des questions de religion, un greffé du coeur, un patriarche orthodoxe s'interrogeant sur le constat de décès du point de vue de l'éthique, dans le cas des prélèvements d'organes sur donneurs "décédés", un médecin dirigeant un service de réanimation ayant mis sa pratique de médecin au service des prélèvements d'organes sur donneurs "morts", un chirurgien qui ne se remet toujours pas, dix ans après, d'avoir dû opérer un enfant mourant pour lui prélever ses organes, un chirurgien qui n'opère que des donneurs d'organes vivants, et un autre qui refuse d'opérer des donneurs vivants et ne prélève des greffons que sur des donneurs "morts", etc. Derrière la question du don d'organes, il y a des choix (in-)humains. D'où ce sentiment d'injustice et de culpabilité. Le consentement présumé inscrit dans la loi devrait nous pousser à nous intéresser un minimum à tous ces vécus évoqués plus haut. Nous sommes tous présumés consentant au don de nos organes à notre mort. Le hic, c'est que la médecine échoue à déterminer avec précision le moment de la mort. Ne sachant pas nous parler de la mort sans entrer dans d'inquiétantes complications (or chacun sait que les médecins sont là pour éviter les complications), on nous parle du don. Pourtant, la mort dans le contexte des prélèvements d'organes, cela peut s'expliquer. D'abord, il y a un dilemme : il faut être suffisamment mort aux yeux de la loi pour pouvoir être donneur d'organes "décédé", tout en étant suffisamment en vie (ou non mort) pour que des greffons encore viables puissent être prélevés. Pour certains médecins et législateurs, ce dilemme est insurmontable. Pour d'autres, il est surmontable. Nous venons de résumer le problème du constat de décès dans le contexte des prélèvements d'organes sur donneurs "décédés". A chacun de décider si une personne mourante peut être confondue avec une personne morte, afin que les transplantations puissent se faire sans problème. Nous venons de résumer le problème du constat de décès sur le plan de l'éthique, dans le contexte des prélèvements d'organes sur donneurs "décédés". Répétons cette lapalissade qui va pourtant à l'encontre de la propagande : les organes d'un mort n'aident aucun patient en attente de greffe. C'est pourtant logique. N'importe qui dans son bon sens devrait le comprendre. Et comprendre qu'un patient qui donne ses organes à sa mort décède au bloc, lors du prélèvement des organes. On peut à présent mesurer l'ampleur de la question du don. Eric a écrit : "Les professionnels de santé savent conserver une dimension humaine de la relation". La dimension humaine évoquée ne saurait faire l'économie des dilemmes que nous venons d'envisager. Or le discours sur le don fait parfaitement, purement et simplement l'économie, l'impasse sur ces dilemmes. Au risque de générer des deuils pathologiques ?
Aussi mort que nécessaire aux yeux de la loi ; aussi vivant que possible aux yeux de la médecine :
La mort étant un processus continu et non un instant ponctuel, il n’est pas aisé de pouvoir déterminer avec précision le moment de la mort. Il faut savoir que les critères permettant de définir la mort sont relatifs, et je ne parle pas là du point de vue culturel ou religieux. Je parle du point de vue scientifique. Ce qui nous conduit à commenter la phrase : "Refus qui semble plus motivé par l’ignorance des survivants que par un réel refus des défunts". Le Dr. Guy Freys, du service de réanimation chirurgicale, Hôpitaux Universitaires de Strasbourg, a fait une présentation intitulée "On ne meurt qu’une fois, mais quand ?", à l’occasion des "Deuxièmes Journées Internationales d’Ethique: Donner, recevoir un organe, Droit, dû, devoir", Palais Universitaire, Strasbourg, 29-31/03/2007. Je cite un extrait de cette présentation :
"En 1968 on valide le concept de mort cérébrale (5 août 1968, déclaration de Harvard aux USA et 25 avril 1968: circulaire Jeanneney) mais on se garde bien d’en préciser les critères, les Américains disant qu’il faut les établir en fonction des connaissances et en France, la fameuse circulaire Jeanneney dit que l’élaboration des critères va être imminente et proposée par l’Académie de Médecine. Il faudra attendre 28 ans pour les voir apparaître. La France a donc eu quelques mois d’avance sur les Américains pour décréter que la mort cérébrale était un état de mort. Monsieur Cabrol, deux jours après la promulgation de cette circulaire, va faire la première greffe à partir d’un donneur considéré en mort cérébrale. Vous voyez donc que pour une fois, nous n’étions pas en retard. L’arrivée de ce concept a apporté avec lui une multitude d’interrogations éthiques et a engendré nombre de controverses et de confusions, beaucoup n’y voyant qu’un prétexte pour légaliser le prélèvement d’organes sur personne ‘décédée à cœur battant’. Ce concept est aussi initialement controversé même chez les professionnels de la santé puisque si vous regardez des études des années 80, vous vous rendrez compte que 40% des professionnels de santé sont très réticents à admettre cette mort cérébrale. Cette méconnaissance reste encore aujourd’hui à mon sens le frein le plus important pour l’acceptation du don et reste le parent pauvre de l’information au grand public, et principalement le principal responsable du refus des familles confrontées au don d’organes. Ce scepticisme est dû à l’aspect non conventionnel de la mort, puisque le cœur bat et la peau est chaude. Penser que ce corps est mort n’est pas aisé. Pour ajouter à la difficulté de compréhension, deux concepts vont voir le jour : celui de la mort encéphalique: ’whole brain death’, adopté aux USA, en France et aujourd’hui par une majorité de pays, qui exige la destruction du cerveau et du tronc cérébral, et la mort du tronc cérébral : ‘brainstem death’, concept adopté au Royaume-Uni et en Inde, qui reconnaît à cette seule destruction (celle du tronc cérébral) le statut de mort. Ce qui est sûr, c’est que ces deux états sont des états de non-retour à la vie - personne n’en est jamais réchappé -, et que la respiration est abolie. Il faut donc une suppléance de la fonction respiratoire. Ces états conduisent toujours à court terme à l’arrêt de toutes les fonctions de l’organisme, quels que soient les moyens de réanimation mis en œuvre. Les différents pays, qu’ils aient adopté la mort encéphalique ou la mort du tronc cérébral, ont rapidement ressenti la nécessité de légiférer sur la validité médico-légale de ces morts, mais aussi sur les critères de définition, la finalité de ces critères étant de constater l’état irréversible du constat de la mort. Ce qui frappe, ce qui dérange, ce qui va alimenter la confusion, c’est que les critères retenus varient d’un pays à l’autre. Or là on ne peut pas invoquer des différences culturelles. On demande des faits scientifiques, aussi ces variétés de définition ne facilitent-elles ni la compréhension et, surtout, ni l’adhésion du grand public. Ainsi, dans certaines législations, la seule observation clinique suffira à établir le diagnostic de la mort, dans d’autres pays, on exigera un test ou un examen de confirmation pour valider le caractère irréversible de cette mort cérébrale. Je vous ai représenté là l’article du Monde qui est paru juste avant le fameux décret du 22/12/1996 qui régit la définition de la mort encéphalique en France. Cet article souligne la difficulté de la rédaction du décret définissant la mort encéphalique, et témoigne des avis divergents, qui au sein même du corps médical se sont exprimés sur un thème aussi sensible et d’une grande portée symbolique. L’article souligne aussi que ces dispositions s’inscrivent dans un paysage fort contrasté, qui voit l’opinion publique avoir à la fois confiance dans l’efficacité des équipes médicales et redouter ‘la rapacité de ces mêmes équipes’. La conclusion de cet article met l’accent sur le travail pédagogique à accomplir pour faire en sorte que soient mieux perçus les objectifs, les difficultés et les nécessités pratiques du corps médical. On voit bien que dans tous ces textes, dans tous ces besoins de législation, les peurs ont changé, les peurs se sont déplacées : la peur de l’inhumation prématurée a fait place à la peur des morts qui n’en seraient peut-être pas."
Eric évoque l'"ignorance des survivants". Ne faudrait-il pas, à la place, évoquer la peur des morts qui n'en seraient peut-être pas ? Auquel cas on devrait remplacer "Le Don, point d'interrogation" par "La mort, point d'interrogation". Cette peur, cette ignorance seraient-elles du côté des usagers de la santé uniquement ? Cela n'est pas certain. Le corps médical est rattrapé par cette peur, tant il est vrai que la vision que chacun se fait de la (sa) mort est intime, et ne peut se résumer à des données médicales et scientifiques. Petite illustration de ce qui précède : je vous propose de lire le témoignage d'un chirurgien confronté au prélèvement d'organes sur un adolescent "décédé" (lire).
La question n’est pas : est-ce que je veux donner ? La question est : à quelle mort est-ce que je crois ? Si pour moi la notion de mort implique la destruction du cerveau, du coeur et des poumons, je dois me rappeler qu’un patient en état de mort encéphalique est un patient à coeur battant, et qu'un patient en "arrêt cardio-respiratoire persistant" est certes en état de mort neuronale, mais avec les connaissances scientifiques actuelles, savoir à quel moment ce patient se trouvera en état de mort encéphalique avec certitude est impossible. Or depuis les lois de bioéthique (la dernière révision a eu lieu en 2004, la prochaine aura lieu en 2009), la mort équivaut à la mort encéphalique. Pouvoir décréter mort un patient "en arrêt cardio-respiratoire persistant", afin de procéder aux prélèvements d'organes "à coeur arrêté", alors que la mort encéphalique de ce patient n'est pas attestée, tout en ayant inscrit dans la loi la mort encéphalique comme définition de la mort, voilà qui est pour le moins troublant. A l'origine de ce trouble : un fait bien précis : le décret d'août 2005 rendant légale la reprise des prélèvements "à coeur arrêté" en France. Autre fait troublant : dans les articles scientifiques, la mort encéphalique est appelée "la mort invisible". Encore une fois : à quelle mort est-ce que je crois ? A quelle mort ai-je affaire lors des prélèvements d'organes sur donneurs dits "décédés" ? Ceux qui croient que donner ou ne pas donner, telle est la question à laquelle il faut savoir répondre pour dire si on est pour ou contre le don d'organes à sa mort, ceux-là se méprennent lourdement. Cette méprise peut avoir des conséquences dramatiques, du fait :
a) du consentement présumé inscrit dans la loi,
b) du fait de la reprise des prélèvements à coeur arrêté depuis 2006 en France (qui le sait, parmi les usagers de la santé ?), permettant d'augmenter la population de donneurs "décédés" : à partir d'une situation d'arrêt cardiaque, on peut devenir donneur d'organes
c) du fait de l'explosion du nombre de patients en attente de greffe (+77 pour cent entre 2005 et 2006, alors que l'activité des greffes a augmenté de 4 pour cent pour la même période).
La mort étant un processus continu et non un point, il n’est pas aisé de pouvoir déterminer avec précision le moment de la mort. Le don point d’interrogation est à remplacer par : la mort point d’interrogation, du fait même de la relativité des critères permettant de définir la mort. Les coordinateurs interrogent les familles confrontées au Don sur ... le don, car tous les chemins mènent à Rome : le don est consensuel. La mort est dissensuelle. Je cite à nouveau le Dr. Guy Freys ("On ne meurt qu'une fois, mais quand ?") :
"Déterminer le moment précis de la mort, affirmer avec certitude l’état de mort a toujours été une préoccupation et une difficulté de l’homme, avec la peur pendant des siècles de l’inhumation prématurée. 'Le jugement de l’homme est tellement incertain qu’il n’arrive pas même à définir la mort', disait Pline l’Ancien déjà au début de l’ère chrétienne".
La conclusion du Dr. Guy Freys, pour cette même présentation :
"Je terminerai par cette citation d’un philosophe français, Gabriel Marcel : ‘La mort était un mystère, elle est désormais un problème’. N’est-ce pas la manière la plus simple et la plus juste de rendre compte de la mort actuelle, dans les hôpitaux en particulier ? ‘Partout où passe la science’, ajoute-t-il, ‘s’accroit le risque qu’un mystère soit réduit à l’état de problème. Le problème est du côté de l’avoir, du vérifiable ; le mystère est du côté de l’être, de l’invérifiable. Tant qu’on reste dans la sphère du mystère, un geste peut être justifié. Quand on descend au niveau du problème, le mal est fait, quoi qu’il advienne ensuite.’ Alors, et c’est là ma conclusion, sachons garder un peu de mystère car je pense que ceci permet au mieux de respecter la représentation que chacun peut avoir de la mort."
Bien entendu, garder un peu de mystère ne signifie pas remplacer le problème de la mort par celui du don.
Mesdames et Messieurs les coordinateurs des services de transplantation, quand remplacerez-vous donc "Le Don point d'interrogation" par "la mort point d'interrogation" ? Si l'absolutisation de la question du Don doit rendre la question de la mort taboue, alors le Professeur Debré a eu raison d'écrire : "Il faut sortir des dogmes avec lesquels on jongle pour justifier les transplantations d'organes", tant il est vrai que les dogmes ont la peau dure.
Examinons à présent l'affirmation d'Eric :
"Je crois qu’à travers ce texte vous méprisez une liberté fondamentale de l’individu, son libre arbitre dans l’exercice de sa profession. La très grande majorité des coordonnateurs de prélèvements d’organes ( dont je fais partie) qui rencontre les proches des défunts suceptibles de donner leurs organes travaille en accord avec la loi de bioéthique de 2004. Il s’agit de rechercher la non-opposition du défunt au don d’organes et non de faire la promotion du don" :
Monsieur Alain Tesnière, écrit en réponse à Eric :
"Il me semble que vous mélangez deux moments. Le moment de la mission de l’Agence de la biomédecine et le moment où vous exercez votre travail. L’Agence doit promouvoir le don d’organes, grande cause nationale. Promouvoir, c’est encourager, favoriser, soutenir. Informer, c’est transmettre des connaissances objectives. L’Agence, pas plus que certaines associations, ne portent à la connaissance du public des informations objectives. Cette promotion étatique se transforme en propagande. Pourquoi ? Parce qu’elle trompe les Français en distribuant des cartes de donneurs. On peut légitimement penser que si on ne prend pas sa carte de donneur, on n’est pas donneur. Or une carte de donneur n’a pas de valeur juridique. Tous les Français sont donneurs d’organes potentiels selon le principe du consentement présumé établi par le sénateur Caillavet. La loi précise que le coordonnateur doit s’efforcer de connaître l’avis du mourant en demandant à ses proches (notion vague) si la personne plongée dans le coma et qui ne peut pas s’exprimer avait émis un avis contraire au principe du consentement présumé. C’est tout. Avec cette loi, il faudrait que vous m’expliquiez comment on arrive à cette 'pénurie de greffons', comme disent les préleveurs. Quand, dans votre commentaire, vous parlez de 'refus', vous faites allusion au refus de la famille, mais la famille n’a pas à exprimer son 'refus'. Vous devez recueillir auprès des proches l’opinion du mourant. S’il ne s’est jamais exprimé, la loi le considère comme donneur. Dura lex sed lex. Certains préleveurs considèrent qu’ils ne peuvent pas appliquer cette loi dans toute sa rigueur. Si cette loi est inapplicable, parce que inhumaine, c’est une mauvaise loi ! Il faut donc la changer."
Quelques explications :
Officiellement créée le 5 mai 2005 par décret dans le cadre de la loi de bioéthique du 6 août 2004, l’Agence de la Biomédecine prend le relais de l’Etablissement Français des Greffes. Son rôle, inscrit dans ses statuts et défini par la loi de bioéthique de 2004, est de promouvoir les dons et greffes d’organes. En même temps, elle centralise les actions de communication grand public, donc le discours officiel sur les transplantations, c’est-à-dire l’information faite aux usagers de la santé, cette fameuse information qui doit permettre le consentement (ou le refus) "éclairé" de tout un chacun sur la question du don d’organes. L’Agence de la biomédecine est donc un organisme bicéphale, responsable à la fois de la promotion des transplantations et du discours officiel sur le don et les greffes d’organes. Ceci pose problème, puisque promouvoir n’est pas informer... Entre promotion et information, l’Agence de la biomédecine peut-elle être le garant du consentement éclairé requis par la loi ?
Le discours public visant à informer se situe entre promotion et information, ce qui pose un problème d’éthique, au sens où ce discours ne s’affranchit jamais de la promotion. Ce problème a été exposé aux "Deuxièmes Journées Internationales d’Ethique de l’Université Louis Pasteur à Strasbourg" du 29 au 31 mars 2007, suite à la présentation de Mme Bayoumeu, de l’Agence de la biomédecine: "Mission d’information de l’Agence de la biomédecine".
Par ailleurs, je ne connais que trop bien la pression exercée sur les médecins et chirurgiens exprimant ou/et ayant exprimé des réticences quant au don d’organes (donneurs "morts"), au sein même du corps médical, car posant ou ayant posé la question du constat de décès des donneurs sur le plan de l'éthique. Lorsque j'ai entrepris la rédaction de ce weblog d'information sur l'éthique et les transplantations d'organes en 2005, un chef de service hospitalier m'a dit : "Vous avez du sang sur les mains". Jusqu'où faut-il aller pour ne pas décourager les bonnes volontés ? Il semblerait qu'on assiste, avec la question de l'éthique et des transplantations, à un affrontement ou conflit des valeurs, tel que le décrit Max Weber, le fondateur de l’école allemande de sociologie.
Eric parle de rechercher "la non-opposition du défunt". Cette phrase est doublement paradoxale :
Paradoxe 1 :
L’Agence de la biomédecine gère à la fois les cartes de donneurs d’organes (envoyées aux usagers de la santé sur simple demande), la liste nationale des patients inscrits en attente de greffe (pour la répartition des greffons) et le registre national des refus, sur lequel tout usager de la santé peut s’inscrire - du moins, devrait pouvoir s’inscrire s’il est contre le don de ses organes à sa mort, cela en théorie (car formulation très cynique : l’usager de la santé qui s’inscrit sur ce registre doit reconnaître s’opposer au progrès scientifique et thérapeutique. Il faut vraiment être un monstre pour s’inscrire sur ce registre, peu de gens l’ont d’ailleurs fait). Or demander sa carte de donneur d’organes ne sert à rien, puisque nous sommes tous réputés donneurs à-priori (consentement présumé). On serait presque tentés de dire que tous les chemins mènent au Don. Voir aussi le DEA d’ Amélie Joffrin (2001): "LES DIFFICULTES DE L’EMERGENCE D’UN DEBAT DEMOCRATIQUE SUR LA SANTE: LE CAS DU PRELEVEMENT D’ORGANES. ANALYSE JURIDIQUE"
L’information biaisée que reçoit l’usager de la santé ne permet pas le consentement éclairé. La loi de bioéthique de 2004, qui fait cohabiter consentement éclairé et consentement présumé constitue un "mariage infernal entre Kant et Sade", selon un universitaire spécialiste de Mauss (théorie du don).
Paradoxe 2 :
Les nombreux articles scientifiques américains et anglais, qui posent la question du constat de décès des donneurs d’organes "décédés" du point de vue de l’éthique, disent bien qu’il n’existe pas de consensus sur la définition de la mort (déterminer avec précision le moment de la mort), du point de vue médical et scientifique. Ce conflit n’est guère rassurant pour l’usager de la santé. Pis: ce conflit lui est caché, puisque la loi en France permet de dire que les donneurs d’organes en état de "mort encéphalique" ou en "arrêt cardio-respiratoire persistant" sont morts.
Ceci au mépris de deux constats :
a) En ce qui concerne la mort encéphalique :
Dr. Marc Andronikof, chef du service des urgences à l’hôpital Antoine-Béclère, Clamart (06/2007):
"Depuis peu en France [lois de bioéthique d’août 1996, révisées en 2004, ndlr], il y a une définition de la mort qui repose sur la mort encéphalique, autrement dit: quand il y a un coma tel que les gens ne pourront jamais revenir et qu’ils sont obligés d’avoir des machines pour respirer, pour tout, en fait, puisque le cerveau ne marche plus. Donc la définition de la mort en France repose sur une incompétence du cerveau, disons. J’ai été le premier je pense à m’élever, il y a 15 ans, contre cette définition de la mort puisque c’est extrêmement réducteur et finalement pas du tout réel puisque tout fonctionne sauf une partie du cerveau et là on dit que les gens sont morts. Mais c’est une pétition de principe, si vous voulez, mais c’est maintenant inscrit dans la loi en France, depuis quelques années. Ce qui est paradoxal, c’est que c’est inscrit dans la loi en France et en même temps, aux USA, en Grande-Bretagne, on se pose toutes ces questions qui sortent dans les articles en disant: ‘mais personne ne peut dire que ces gens-là sont morts !’ Donc c’est un paradoxe, on peut dire, une sorte de retard à l’allumage en France, où maintenant les gens sérieux et honnêtes ne peuvent pas dire que ces gens sont morts, mais il y a la pratique des transplantations, donc peut-être qu’on pourrait quand même les prélever puisque maintenant on ne peut rien faire pour eux. Mais ils ont bien compris qu’en fait personne ne peut dire qu’ils sont morts. En France, c’est inscrit dans la loi. Il faudra encore attendre un cycle, quelques années, pour qu’il y ait une prise de conscience en France"
b) En ce qui concerne les prélèvements "à coeur arrêté" (sur des donneurs en "arrêt cardio-respiratoire persistant"):
D’un côté, sur le plan légal, la mort équivaut à la mort encéphalique. De l’autre, dans le cas des prélèvements "à coeur arrêté", le diagnostic de la mort de la personne "repose sur le fait que son cœur a cessé irréversiblement de battre, et (...) aucun examen complémentaire n’est requis" (Dr. Marc Guerrier, espace éthique de l’AP-HP). La mort encéphalique n’est donc pas requise pour les prélèvements "à coeur arrêté". Le patient "en arrêt cardiaque et respiratoire persistant" devrait donc être déclaré mort lors du prélèvement de ses organes, et non avant, alors que la mort du cerveau n’est pas requise ni vérifiée. La mort neuronale n’équivaut pas à la mort cérébrale. Le diagnostic de mort dans le cas d’un patient candidat aux prélèvements "à cœur arrêté" fait donc l’objet de dissensions au sein de la communauté médicale et scientifique, tant en France qu’à l’échelle internationale.
Au vu des importantes disparités entre les pays, ces disparités reflétant les difficultés à déterminer le moment précis de la mort, il semblerait que les différentes tentatives visant à justifier les prélèvements d’organes sur donneurs "décédés" à l’aide d’une définition des critères de la mort d’un point de vue juridique n’aient pas abouti, dans le cas de la "mort encéphalique" comme dans le cas des patients "décédés présentant un arrêt cardiaque et respiratoire persistant".
Avant de conclure, citons deux extraits de la littérature médicale :
1) "Les limites de la pratique des prélèvements sur donneur décédé" : sur le site de l’INSERM (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale), j’ai trouvé ce document, intitulé "Les limites de la pratique des prélèvements sur les personnes décédées" (2004). Auteur: Docteur Marie-Dominique Besse :
"Le consentement présumé pose problème car doivent se faire connaitre les personnes opposées au don d’organes: il existe le Registre National des Refus (’vous pouvez vous inscrire sur le registre national des refus’ et non ’vous devez vous inscrire.....’ ; ’le médecin doit s’efforcer de retrouver l’avis du patient’. Quel médecin ? Notion d’effort... Apparait la notion de famille difficilement définissable: qui comporte la famille ? La loi ne reconnait que les ascendants, les descendants, les collatéraux.... d’où le questionnement des équipes et leur grande difficulté éthique à demander ’aux familles’ une autorisation lors de la perte douloureuse d’un proche (alors qu’il faudrait les aider dans leur travail de deuil). Certaines familles, très affectées répondent immédiatement par la négative, et, culpabilisant, acceptent 24 ou 72 heures après....... D’autres ’veulent bien, mais le défunt ne voulait pas.’... Les limites anthropologiques: ’utiliser le corps humain et le restituer dans son intégrité’. Pour la famille, le corps est assimilé à la personne et souvent refuse le prélèvement du coeur (affectivité ) et des yeux (’je ne voudrais pas retrouver son regard’...)."
2) L'iconoclaste Dr. Martin Winckler : "Vices de l’euthanasie et vertus de la transplantation : une coïncidence ?" Don et prélèvements d’organes sont présentés par les services de transplantation comme étant louables et susceptibles de sauver des vies, mais ils taisent (ou feignent d’ignorer) que le médecin va choisir de maintenir en vie un patient ’en état de mort cérébrale’ afin de prélever ses organes. Maintenir un patient en vie artificielle pour lui retirer le coeur, les poumons, le foie ou les deux reins est une procédure qui n’est pas dénuée de sens symbolique, même si c’est pour tenter de prolonger la vie d’un autre patient.
Certes, la ’mort cérébrale’ est la condition légale préalable à tout prélèvement, mais elle ne donne pas pour autant, à elle seule, toute liberté au médecin de cesser ou de prolonger la réanimation de tous les patients sous machine... C’est la volonté clairement exprimée du patient qui détermine ces gestes.
On ne comprend pas bien pourquoi le maintien artificiel d’une vie pour les prélèvements d’organe serait justifié parce que le patient l’a autorisé, tandis que la mort accompagnée d’un patient lucidement fatigué de vivre et qui en émet le désir serait, en revanche, inacceptable. La volonté de mourir à une heure choisie par le médecin (en fonction des nécessités du prélèvement) ne serait-elle recevable que pour les donneurs d’organes en mort cérébrale ? La mise à disposition du corps ne serait-elle justifiable que par l’existence d’un ’bien supérieur’ ? On retrouve ici l’aversion séculaire des pays catholiques (même lorsqu’ils se déclarent laïcs) envers toute forme de mort volontaire.
Aux yeux du corps médical, la décision d’un patient sain qui choisit de faire un don d’organes a beaucoup plus de valeur que celle d’un patient gravement atteint qui désire ne pas continuer à vivre.
Aux yeux de l’Eglise catholique, les greffes d’organes sont acceptables ; la mort volontaire ne l’est pas.
Coïncidence ?"
Source: "Le paternalisme médical français interdit tout débat sur l’euthanasie", par Martin Winckler. Article mis en ligne le 13 mars 2007.
En conclusion :
Mesdames et Messieurs les coordinateurs, merci à l'avance
1.-) De ne pas mélanger promotion et information : l'Agence de biomédecine ne fait pas son travail d'information, puisqu'elle est là pour promouvoir le don d'organes, le service de transplantation au sein duquel vous travaillez est également encouragé par cette même Agence de la biomédecine à travailler à un accroissement de l'activité des transplantations (+ 4 pour cent entre 2005 et 2006)
2.-) De prendre conscience que respecter la loi de bioéthique de 2004, c'est respecter un certain nombre de paradoxes et bricolages (voir les développements sur les controverses à l'échelle internationale, concernant le constat de décès des donneurs "morts", et les développements sur le consentement présumé qui, clairement, pose des problèmes d'éthique). Dire à une personne qui s'interroge sur la fin de vie qu'ont ces donneurs que l'on dit "morts" : "Ils sont morts, c'est inscrit dans la loi" ne répond pas sur les interrogations concrètes du genre : "vais-je souffrir à mon décès si je consens au don de mes organes ?". La définition légale de la mort : cela fait froid dans le dos...
3.-) De relativiser le concept de "liberté", tel qu'il apparaît dans les propos d'Eric : la déontologie qui est à la base des transplantations d'organes est particulière, car elle ne permet pas la transparence de l'information. Cela pose un problème d'éthique. Ce problème est reconnu par des Sénateurs et par des députés de l'Assemblée Nationale, par le Centre d'Ethique Clinique du Groupe Hospitalier Cochin-Saint Vincent de Paul (AP-HP), qui joue un rôle de médiation éthique au coeur de l'hôpital, et par certains médecins qui expliquent eux-mêmes que la déontologie médicale qui préside au prélèvement d’organes sur donneurs "décédés" est particulière, et qu'elle est controversée dans le milieu médical lui-même, puisque "tout médecin est censé poursuivre le bien du seul patient qu’il a en charge" (Dr. Marc Andronikof, chef du service des urgences à l'hôpital Antoine-Béclère, Clamart, et auteur du livre "Médecin aux urgences", paru aux Editions du Rocher en 2005), et non pas sacrifier l’intérêt dudit patient à celui de la communauté (des patients en attente de greffe). Le médecin ou chirurgien acteur des transplantations se trouve donc pris dans un dilemme, opposant service à l’individu et service à la collectivivité. Il conviendrait d'inclure ce dilemme dans vos réflexions sur la liberté, et de reconnaître que la mesure de votre liberté est à l'aune des critères permettant de définir la mort, ces critères étant, j'y insiste, relatifs. Le Dr. Marc Guerrier écrit : "Comment les réanimateurs vivent-ils la dualité de leur mission lorsqu’ils assurent par tous les moyens une circulation sanguine d’abord sur une personne à qui ils espèrent redonner vie, puis sur le corps de la même personne au moment même où ils renoncent à cet espoir ? Doit-on craindre la survenue de conflit d’intérêt à cet égard ?" (Dr. Marc Guerrier, Adjoint au directeur de l’Espace éthique / AP-HP, Département de recherche en éthique Paris-Sud 11 : Les Prélèvements 'à coeur arrêté' : enjeux éthiques, 15 novembre 2006).
Le conflit des intérêts et le conflit des valeurs appellent tous deux des phrases du genre : "La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres", et la relativité des critères permettant de définir la mort appelle d'autres phrases du genre : "Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse", ou encore : "Dans le doute, on s'abstient" (voir le commentaire d'une lectrice de ce weblog en 2006 : "Si le constat de décès est controversé, et donc s'il y a doute, on devrait s'abstenir de tout prélèvement d'organes")
Certes, nous nous éloignons des dogmes du don - et de leurs satellites : la (non-)générosité.
4.-) De replacer "l’ignorance des survivants" (cette ignorance qui motiverait le refus des familles confrontées au don) dans son contexte : les survivants se trouvent face à un "mort" qui est entouré de soins en vue du prélèvement de ses organes. Ce mort va être anesthésié au préalable (tout cela sur quelqu'un dont on nous dit qu'il est mort !). L'ignorance des survivants se résume parfois à la perplexité devant le constat de mort. Ainsi, un usager de la santé a réagi au sujet de la mort encéphalique (décembre 2006) : "J'ignorais que les médecins pouvaient déclarer décédée une personne à coeur battant !". De quelle ignorance parle-t-on ici ? Ne s'agirait-il pas plutôt d'un déficit d'information ? Tous les usagers de la santé savent-ils qu'un donneur en état de mort encéphalique est "un mort à coeur battant", et qu'un donneur en "arrêt cardio-respiratoire persistant" est une personne dont le coeur a cessé de fonctionner, mais dont le cerveau n'est sans doute pas encore mort ? Est-il déraisonnable de penser que l'ignorance stigmatisée par Eric stigmatise surtout le manque de transparence et d'honnêteté dans le discours public sur le don d'organes ?
Le don point d’interrogation est à remplacer par : la mort point d’interrogation. Mais ce n'est pas pour demain. Hier comme aujourd'hui, tous les chemins mènent au Don : un exemple au hasard (juin 2007) :
"A l’occasion de la 7e Journée nationale de réflexion sur le don d’organes et la greffe, Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, de la Jeunesse et des Sports, s’est rendue, le 22 juin, à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre pour y rencontrer professionnels et patients du service de la coordination des greffes. 'Le don d’organes [...] est un geste porteur de vie, un don de soi qui est un acte ultime et très fort de solidarité', a déclaré Roselyne Bachelot devant 150 spécialistes qui participaient au colloque 'Les prélèvements d’organes en vue de transplantation'.
En 2006, 4 421 greffes ont pu être réalisées grâce à 1 441 donneurs. Mais 229 patients sont décédés faute de greffons. Alors qu’une grande majorité de Français sont favorables au don d’organes, seulement 39 pour cent ont fait part de leur choix à leur entourage. Il est pourtant traumatisant de devoir prendre une décision à la place d’un proche décédé s’il n’est pas inscrit sur le registre national des refus tenu par l’Agence de biomédecine, et cette décision peut être en contradiction avec la volonté du défunt."
Un don qui peut sauver des vies
"Faire part de sa décision à ses proches et en témoigner grâce à une carte de donneur est 'un geste de pure humanité qui nous fait honneur', a souligné la ministre. Roselyne Bachelot a notamment annoncé qu’elle conduirait rapidement une réflexion sur le sujet."
(Source).
La réflexion dont il est question sera certainement centrée sur ... le Don. Mais permettra-t-elle de répondre à ce qui s'avère être un problème de société : comment concilier science et éthique ?