M. Régis Quéré, infirmier, coordinateur de prélèvements d'organes et de tissus, groupe hospitalier Necker-Enfants malades, Département de recherche en éthique, université Paris-Sud 11, est l'auteur d'un article intitulé : "Enjeux éthiques des prélèvements d'organes et de tissus : vers un utilitarisme de la mort ?" (11/2007). Je remercie vivement M. Quéré pour l'entretien qu'il m'a accordé le 26/03/2008, à l'hôpital Necker-Enfants malades.Les coordinateurs des équipes de transplantation sont trop peu présents dans le discours public sur les greffes. Qui sont-ils ? Quelle est leur mission ? Ils sont chargés de repérer des donneurs potentiels, que ces donneurs se trouvent en état de mort encéphalique ou en état d'arrêt cardio-respiratoire persistant. La mort encéphalique est une forme de décès qui constitue actuellement en France 6 pour cent de toutes les formes de décès confondues, contre un pour cent auparavant, alors que les coordinateurs des transplantations étaient beaucoup moins nombreux. Formés à repérer un maximum de donneurs potentiels sur un territoire donné (regroupant plusieurs hôpitaux), les coordinateurs sont impliqués dans le constat de décès de ces patients, même si ce dernier implique aussi l'accord d'un ou de plusieurs médecins ou radiologues indépendants des équipes de transplantation.
Mais aussi et surtout, les coordinateurs constituent la plaque tournante, le maillon indispensable entre le donneur potentiel et les patients candidats à la greffe. Ce sont les coordinateurs qui sont chargés de recueillir le consentement ou le refus des proches quant à un éventuel don d'organes. Il leur incombe d'accompagner les familles confrontées au don d'organes, et ce dès avant le décès des potentiels donneurs, puisqu'ils tiennent les familles/proches informés de l'évolution de l'état du patient en état de mort encéphalique ou en arrêt cardio-respiratoire persistant, à moins qu'il ne s'agisse d'un patient dont on prévoit qu'il va se retrouver dans cet état à court terme. En cas d'accord des proches pour le prélèvement d'organes, les coordinateurs accompagnent le donneur au bloc, munis du certificat de décès. Ils sont les garants du respect de la décision des proches, cette décision étant censée apporter un témoignage sur la volonté du donneur d'organes. Quels sont les organes et tissus (éventuellement veines, valves, artères, cornées, os, peau, membres supérieurs, visage) dont les proches ont permis le prélèvement ? A eux de faire connaître cette décision aux équipes de chirurgiens préleveurs, et de la faire respecter. A eux aussi de coordonner l'intervention des équipes de chirurgiens préleveurs, qui doivent se déplacer pour prélever les organes qui seront ensuite greffés à des receveurs situé dans d'autres hôpitaux. Ce travail relève bien entendu de la prouesse en ce qui concerne l'organisation de la logistique...
Au service de pédiatrie de l'hôpital Necker-Enfants malades, le taux de refus des parents d'enfants potentiels donneurs, approchés dans l'éventualité d'un prélèvement d'organes, se situe autour de 50 pour cent. Le taux de refus national se situe entre 30 et 40 pour cent, ce taux est donc plus élevé en pédiatrie.
Les coordinateurs des transplantations se situent au carrefour des intérêts des uns et des autres : (non-)donneurs et receveurs. Ils sont en quelque sorte les agents de la circulation postés à ce carrefour, afin d'assurer la fluidité du trafic et de prévenir les accidents de la circulation. Entre les chirurgiens préleveurs dont l'intérêt est d'obtenir un maximum de greffons viables dans le but d'aider les très nombreux patients en attente de greffe, et les familles confrontées au deuil de leur proche et à la question du don des organes de ce proche, leur position relève de la prouesse d'équilibre, qu'il faut ajouter à celle de l'organisation logistique.
Intéressons-nous à cette prouesse d'équilibre. Tout d'abord, quelques chiffres : plus de 4.000 greffes sont réalisées chaque année en France, 7.000 personnes ne pourront être transplantées dans l'année, tandis que 400 d'entre elles mourront en attente de greffe. Le terme économique de "pénurie de greffons" renvoie au discours public : "Faute de greffe, X patients meurent chaque année". Le terme de "faute", culpabilisant, vise à camoufler des transgressions pourtant bien réelles dans la pratique des transplantations d'organes (prélèvement et greffe des organes) :
- transgression du principe de l'inviolabilité du corps
- transgression des "valeurs hippocratiques de non-malfaisance" lors du prélèvement sur donneur vivant, ou "lors de la mise en place récente des prélèvements sur personne décédée présentant un arrêt cardiaque persistant, (...) nécessitant des gestes invasifs avant même d'avoir pu s'assurer de la volonté du défunt" (R. Quéré). Les coordinateurs des transplantations sont conscients de ces transgressions, et sont donc réticents à véhiculer le terme de "faute", dont le discours public s'est pourtant emparé. A tout moment, lorsqu'il approche des familles confrontées au don d'organes, le coordinateur des transplantations est confronté à la difficulté de la tâche consistant à faire comprendre aux familles/proches "la réalité de cette mort [la mort encéphalique, l'arrêt cardio-respiratoire persistant", ndlr.]. Sans signe perceptible, il est (...) demandé aux proches de croire en un discours médical, au moment même où la mort de l'être aimé ne peut justement se concevoir" (R. Quéré). Rappelons qu'un mort encéphalique est un mort à coeur battant, dont la peau est chaude. Un patient en état d'arrêt cardio-respiratoire persistant est réanimé uniquement dans le but de conserver des organes tels que les reins ou/et le foie (mais pas le coeur dans cette situation) à des fins de prélèvement. M. Quéré fait également remarquer que les "récents protocoles permettant des prélèvements de la face ou des membres supérieurs ne sont pas exempts d'interrogations. Faut-il admettre ce qui est possible comme permis ? Qu'en est-il alors du souhaitable ?". Le coordinateur des transplantations est confronté en première ligne aux questions d'éthique. S'il se heurte à un refus des proches, à lui de ne pas leur renvoyer une image culpabilisante (le fameux "faute de greffe"...). Pourtant, qui peut garantir que le deuil de ces proches ne sera pas obéré par cette culpabilité ? Le coordinateur se situe au carrefour d'un dilemme, tout comme les familles confrontées au don d'organes. Faut-il accompagner le mourant ? Faut-il aider autrui ? Comment concilier les deux choix ? Sont-ils conciliables ? "Entre une responsabilité légale et morale, le coordinateur de prélèvement se doit donc bien souvent de faire face à des avis contradictoires émanant des différents interlocuteurs, compromettant parfois un éventuel prélèvement. Dans le souci d'une démarche éthique et d'accompagnement du deuil, ce consentement présumé [le consentement présumé est inscrit dans la loi, ndlr.] se voit donc contraint à ses limites. Peut-on concevoir en effet, au risque d'être perçu comme une injustice par les malades en attente, que ne rien dire consisterait forcément à dire oui ?" (R. Quéré). En effet, le consentement présumé repose sur l'adage : "qui ne dit mot consent". Et très peu de gens sont inscrits sur le Registre National des Refus, qui permet de faire connaître sa position contre le don de ses organes, tissus et os à sa mort. A cela s'ajoute la question de l'information. De quelle information l'usager de la santé dispose-t-il ? Son "consentement éclairé" au don de ses organes étant requis, l'importance de l'information est capitale. Or ce "consentement éclairé" supposerait "la connaissance des modalités de prélèvements, seule condition permettant une délibération et une véritable décision selon la conception aristotélicienne. Entre l'idée de 'nul n'est censé ignorer la loi' et une diversité de textes réglementaires faisant de cette activité médicale la plus légiférée, se pose alors la question de sa validité sur le plan moral." (R. Quéré). En effet, quels sont les usagers de la santé informés au sujet de la loi de 2006 sur les prélèvements "à coeur arrêté" ? Pourtant, cette loi permet qu'un état ou une situation d'"arrêt cardio-respiratoire persistant" puissent conduire au prélèvement d'organes. Or qui d'entre nous peut affirmer qu'il ne sera jamais victime d'un arrêt cardiaque ? Cette loi concerne donc l'ensemble des usagers de la santé, et non les seuls coordinateurs et autres acteurs médicaux des transplantations. M. Quéré en arrive à la conclusion suivante :
"Même si les coordinations hospitalières et les associations en faveur du
don d'organes s'efforcent d'informer le grand public sur la nécessité de
transmettre sa position et qu'une journée nationale annuelle de réflexion sur le
sujet fut décrétée, la sensibilisation reste encore bien trop limitée pour
concevoir une application réelle de cette loi en ces termes."
Faisons remarquer qu'une association en faveur du don d'organes n'informe pas : elle est pour le don d'organes, dont elle assure la promotion dans un discours public. Ajoutons que l'institution qui coordonne le discours public sur le don d'organes a pour misson la promotion du don. L'Agence de la biomédecine doit promouvoir le don d'organes, elle est issue d'une décision parlementaire qui a inscrit cette mission de promotion dans ses statuts.
M. Quéré parle de "l'assurance du soin apporté à la restauration tégumentaire et au respect du corps auxquels les coordinations hospitalières sont particulièrement vigilantes (...)" et affirme que "l'éthique appelle (...) à assumer la contradiction et non à la fuir". Où cette contradition se situe-t-elle ? Au niveau de la mutilation et du morcellement corporel post-mortem, ou bien au niveau du constat de décès sur le plan de l'éthique ?
Le premier niveau viserait à marginaliser, voire à stigmatiser la position du refus du don de ses organes à sa mort : refuser le morcellement serait imputable à des positions religieuses, selon lesquelles l'âme et le corps seraient inséparables, même lorsque l'on passe de vie à trépas. Or nous vivons au sein d'une société laïque, et le taux de refus (30 à 40 pour cent sur la France, et 50 pour cent en ce qui concerne la pédiatrie en France) n'est pas assimilable au taux de christianisation de la société. En Espagne, pays bien plus marqué confessionnellement que la France par le catholicisme, le taux de refus est moins élevé. Les parents d'enfants confrontés au don d'organes seraient-ils plus religieux que les proches d'autres donneurs potentiels plus âgés ? Le refus du don d'organes n'équivaut pas à un refus de nature religieuse.
Le second niveau pose la question du constat de décès : "on ne meurt qu'une fois, mais quand ?" (Dr. Guy Freys). Comment déterminer le moment exact de la mort ? Cette question est cruciale lorsqu'il s'agit de prélever des organes viables sur un mort. A quelle mort est-ce que je crois ? A celle qui est survenue avant la mise en oeuvre de tous les moyens modernes de réanimation, permettant la "technicisation de l'agonie" (Dr. Marc Andronikof), ou bien à celle qui survient après l'arrêt de tous les moyens de réanimation, une fois que le mort est devenu un cadavre refroidi (et rigide) ? Un mort à coeur battant est-il un cadavre ? Un mort dont la destruction du cerveau ne peut être vérifiée avant le prélèvement de ses organes est-il un cadavre ? Le terme de cadavre n'est pas ambigu. Un cadavre peut servir à des expériences scientifiques s'il a fait don de son corps à la science avant sa mort. Un mort dont on va prélèver les organes (organes "cadavériques") n'est pas un cadavre sur lequel les étudiants en médecine expérimentent. Il est entouré de soins, afin de conserver ses organes, dans un but thérapeutique (donner des années de vie supplémentaire, de 1 an à 15 ans, voire plus) à des patients en attente de greffe.
Un mort à coeur battant est un patient en état de mort encéphalique. Un mort dont la destruction du cerveau n'a pu être vérifiée avant d'initier le prélèvement de ses organes est un patient en état d'arrêt cardio-respiratoire persistant, ce dernier état permettant le prélèvement d'organes "à coeur arrêté" (reins, foie, mais pas le coeur dans cette situation).
Qu'y a-t-il de religieux dans la question : si on prélève mes organes à ma mort, vais-je souffrir ? A l'heure du débat sur la fin de vie (voir les pressions pour légiférer sur l'euthanasie en France, en complément à la loi Léonetti de 2005, dite loi sur la fin de vie), est-il possible d'avoir une réponse à cette question, autre que : "Le donneur est mort, c'est inscrit dans la loi, il ne reçoit donc pas d'anesthésie" ? Ceci est pourtant la réponse officielle. Or si on n'anesthésie pas un mort à coeur battant ou dont la destruction du cerveau n'est pas prouvée avant que ne débute le prélèvement des organes, où est la garantie de ne pas souffrir ? Confronté à cette question, la réponse de M Quéré a été de dire qu'il ne serait pas possible de prélever les organes d'un mourant. Ce serait inadmissible pour la société.
Qu'est-ce qui est le plus hypocrite ? Dire que le mourant est mort, afin de justifier la pratique des prélèvements, ce qui permet de mettre les refus sur le compte de prétextes religieux, afin de marginaliser et de stigmatiser les personnes s'opposant au don de leurs organes à leur mort (où est passée la charité chrétienne ?). Ou dire que la personne est mourante, on ne peut donc plus rien pour elle, mais on va l'anesthésier au préalable du prélèvement et ses organes pourront aider des patients en attente de greffe à vivre 1 an, 2 ans, 5 ans, 15 ans, voire 17 ou même 30 ans de plus ? Il me semble qu'à l'heure du débat sur la fin de vie, on devrait "sortir des dogmes avec lesquels on jongle pour justifier la pratique des transplantations" (Professeur Bernard Debré)... Est-il justifiable de hâter ou de retarder une fin de vie, afin d'aider des patients en attente de greffe ? Peut-être. Encore faudrait-il pouvoir rassurer les familles confrontées au don d'organes sur le confort de leur mourant. Cette question dépasse largement le cadre religieux, comme le documente l'enquête intitulée "Douleur et prélèvement d'organes" (lire). Dire que le patient est mort car c'est inscrit dans la loi ne répond pas à la question : vais-je souffrir si on me prélève mes organes à ma mort ? Dire que le patient n'est pas anesthésié parce qu'il est mort n'apportera pas non plus de réponse à la question : "douleur et prélèvement d'organes". Il est temps de "sortir des dogmes (...)", surtout face à la relativité du constat de décès en ce qui concerne le donneur d'organes "mort". Rappelons cette vérité première, qui sous-tend l'activité des transplantations et qui motive bien plus les refus qu'on ne veut bien le dire : la seule science médicale est impuissante à définir le début et la fin de la vie. La "pénurie-faute-de-greffons" repose sur un coupable manque de générosité. Ce manque de générosité est perfectible. On voudrait donc nous faire croire qu'il est possible de remédier à la pénurie de greffons. Or le débat sur l'éthique de la fin de vie des donneurs "morts" est le vrai débat, il dépasse le clivage science-religion, dont on voudrait pourtant nous faire croire qu'il s'agit du vrai débat. Ce débat sur l'éthique de la fin de vie des donneurs est un débat pérenne, du moins en l'état actuel des avancées de la science médicale. Il ne permet pas de résoudre le problème de pénurie de greffons. "Il est temps de sortir des dogmes (...)", et d'envisager une solution à la pénurie de greffons qui passera non pas par les transplantations, mais par la médecine régénératrice. S'il est impossible d'augmenter de 80 pour cent le nombre de greffes par an, il faut tout faire pour développer les recherches sur les cellules souches. Les gens ne deviendront pas à 80 pour cent plus généreux, et les problèmes d'éthique ne permettront pas de trouver 80 pour cent de donneurs en plus. Trouver 80 pour cent de donneurs "morts" supplémentaires par an reviendrait à résoudre le problème de pénurie de greffons tout en proclamant l'utilitarisme de la mort comme ultime valeur. Ce n'est pas le but vers lequel tendent les coordinateurs des services de transplantation : "Conscients des problématiques soulevées, confrontés à la douleur des uns et l'espoir des autres, ces professionnels témoignent de valeurs profondes au service de la vie." (R. Quéré).
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