"La mort ne fait plus partie de la vie ...", regrettait récemment un dignitaire de l'Eglise. La mort est taboue, on ne veut plus en entendre parler, d'ailleurs il n'y a guère que les étudiants en médecine, les médecins, infirmiers (-ières) et aides soignants (-tes) pour voir des morts (les pauvres, quelle galère !) Car aujourd'hui, ce n'est plus de chez soi que l'on part les pieds devant, mais de l'hôpital. En France, 75 pour cent des décès se déroulent en milieu hospitalier. La mort fait peur, fait honte. "La mort, connais pas ! Le deuil, c'est comme la télé, je zappe quand le programme est trop nul !" Personne pour nous sauver d'une sombre perspective : celle d'une fin de vie aseptisée, chimique, programmée, en chambre d'hôpital, entouré(e) non des siens, mais de tubes et de perfusions. A quelle heure la Camarde passera-t-elle pour arrêter le respirateur artificiel et prononcer ces tendres paroles ("C'était un si bon père ! Elle a tant fait pour ses amis ! Jamais je ne me remettrai du décès de mon neveu, emporté si jeune dans un stupide accident de moto !") : "Heure du décès : 14 : 38."
Personne ? Moi, je connais quelqu'un. Eva Markvoort. Cette jeune femme canadienne, de Vancouver, est atteinte de mucoviscidose depuis sa plus tendre enfance. Elle voulait être actrice, fut sacrée Reine de Beauté ... avant de décéder à 25 ans, le 27/03/2010, deux ans après une greffe des deux poumons. Pour des centaines de milliers de "fans" dans le monde, Eva a raconté son histoire, sa maladie, sa vie, son amour des gens ("the world at large", comme elle disait) jusqu'au bout du bout, sur son blog :
Voyeurisme ? Vous n'y êtes pas du tout. Et pourtant, elle en a fait des tonnes : "Cystic Fibrosis", le nom de sa maladie (saloperie, plus exactement), c'était trop dur à dire quand elle était petite. Alors, elle disait "sixty five red roses" (65 roses rouges) à la place. Transformer l'immondice en un jardin de roses rouges et fraîches. Le défi, le défi, toujours recommencé ... D'où le nom de son blog, où elle poste à tout va photos, videos, textes : là ça va, là ça va moins bien, là ça ne va plus du tout, là je vomis, là je pleure, là je vais mieux car ma famille est avec moi, etc ...
Lala laa, une "love song" à la Simon and Garfunkel, avec les fameuses 65 roses rouges ...
Quand je dis qu'elle poste à tout va, c'est un doux euphémisme. Des messages d'amour et de soutien lui arrivent du monde entier, elle y répond, un échange permanent, incroyable. Une intensité rare. "My love is fierce" ("mon amour est féroce") écrit-elle ça et là, entre deux roses rouges, entre deux photos qui la montrent amaigrie, ayant perdu la moitié de sa superbe tignasse ...
Voyeurisme, vraiment, vous persistez ? Très bien, alors : rien que pour vous (gloups !), voici la video qu'elle voulait, et qu'elle a eu, sur son blog : allongée sur son lit d'hôpital, entre ses parents, une grand-mère se tenant un peu en retrait mais le plus près qu'elle peut, Eva nous dit qu'elle va mourir. Elle suffoque, peut à peine parler, mais veut rassurer ses nombreux "fans" en cette Saint-Valentin (nous sommes le 11 février 2010). Entre deux hoquets contenus (pas des pleurs ! Elle cherche simplement un peu d'air pour laisser passer les mots), elle dit : "Love, my love, your love", etc. Tout ça n'est pas très cohérent. Une fille shootée qui se prend pour les Beatles, planant à cause de la morphine qu'on lui administre car elle a déjà un pied dans la tombe, tandis que ses parents luttent de toutes leurs faibles forces pour ne pas sangloter devant la caméra ? Voyeurisme ? N'oubliez pas les centaines de milliers de fans dans le monde entier. "The world at large". La voix cassée, essoufflée, hoquetante de cette fille si vive et si morte, à peine je l'entends que je l'ai sous les yeux, le "Cimetière marin" de Paul Valéry :
"Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée (...)"
Au Cimetière marin, la mort fait partie de la vie. C'était autrefois, du temps de la poésie surannée. Fanée (ooops, les roses !!) Aujourd'hui, à l'ère de jeux video comme Bioshock 1 et 2, où l'on voit une cité qui fut bâtie dans le but d'autoriser toutes les manipulations génétiques interdites par les lois bioéthiques - je ne vous cache pas que ça a très mal tourné, mais les images art déco sont fabuleuses ! - aujourd'hui, donc, Eva écrit de la poésie pour que ses 65 roses rouges ne fanent jamais. De la poésie 2.0. Un cimetière 2.0, entretenu par sa famille, ses amis. Ce blog, ce n'est pas du voyeurisme. C'est de la poésie 2.0 à l'état pur. Eva a réussi, à l'ère de Bioshock, à faire parler le poème de Paul Valéry comme jamais il n'a parlé avant : un Cimetière marin 2.0, plein d'amour et de roses rouges qui embaument, et non de ces fleurs en plastique, puantes et moches, qu'on trouvait dans les cimetières 1.0.
La mer, la mer, toujours recommencée ... Les proches et les fans d'Eva viennent y vivre ... comme Eva ... y repose : en précieux instants ... 2.0 de ... paix.
2 commentaires:
On pense à la chanson de Cat Stevens : My Lady D'Arbanville
http://www.youtube.com/watch?v=vjfI3uSN8DQ
La même mélodie, façon chant grégorien !
http://www.youtube.com/watch?v=ZmecgGf66HI&feature=related
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