Deux témoignages récents sur ce Blog - celui d'
Anne et celui de
Brigitte - , que je souhaite vivement remercier pour avoir su si bien partager leur vécu avec nous et nous communiquer leurs émotions, m'ont amenée à me pencher sur la question du deuil des familles confrontées au don d'organes. Il existe fort peu de livres sur la question en France, et le corps médical (en France et ailleurs) n'est pas non plus très bavard sur la question. Certes il reconnaît qu'il s'agit là d'un réel problème, dont les aspects sont bien pris en compte, voir par exemple l'article de Frédéric Pochard et de Marc Grassin (Canada) : "
Encourager les dons d'organes : le paradoxe".
Cette douleur des familles confrontées au don d'organes, quel statut de reconnaissance a-t-elle au sein de la société ? Cette dernière semble se détourner de cette douleur, en tout cas il y a non-reconnaissance. La transplantation d'organes est représentée comme une épopée médicale qui conduit à la victoire (le mort / la morte donne vie !) ; en fait la réalité est un tout peu moins belle / noble : au départ, il y a un mort qui semble encore en vie (terme étrangement récent de "mort encéphalique", dont les modalités de diagnostic ne font pas l'unanimité à l'échelle internationale), il faut accepter le prélèvement d'organes sur un être cher qui n'a pas pu être sauvé (donc faire face à quelques incertitudes : le sujet en état de mort encéphalique n'est pas anesthésié lorsque ses organes sont prélevés. Est-il certain qu'il ne ressentira aucune douleur ?), et en cas d'acceptation du prélèvement de la part de la famille, comment celle-ci est-elle remerciée ? Par l'anonymat ? Si celui-ci constitue sans doute un principe nécessaire, n'est-ce pas là tout de même une manière, dans les faits, de museler les familles ayant accepté le prélèvement d'organes, de les faire taire, elles et leurs craintes dérangeantes ?
"Ce problème d'anonymat du greffé vient s'ajouter au problème de non-reconnaissance du statut particulier de la douleur des familles confrontées au don d'organes. D'autant que l'anonymat n'est plus la règle absolue (voir le cas de la jeune femme ayant subi une greffe du visage). Tous ces problèmes rendent le deuil encore plus difficile pour les familles confrontées au don d'organes. De quelle prise en charge bénéficient-elles à l'heure actuelle ?
Quant aux familles qui se sont opposées au don d'organes, il faut bien reconnaître que tout est fait pour les culpabiliser. De compatissant à leur deuil, le corps médical a tendance, après leur refus, à se muer en indifférent (voire en instance réprobatrice). C'est qu'à tous les niveaux au sein du corps médical, chaque jour qui passe voit la pression monter un peu plus que la veille : il faut réaliser plus de prélèvements, la vigilance de chacun est exigée. Qu'une opportunité vienne à être manquée, cela pourra être reproché comme une faute, un manquement. Les chirurgiens qui réalisent des greffes (surtout si le patient est jeune, un enfant par exemple) doivent impérativement "sauver" ce patient. Les familles (parents) du patient greffé revendiquent ce sauvetage (ce miracle), puisque le corps médical lui-même a affirmé qu'il était possible. Le prix à payer pour cela, est la mort du voisin. En effet, si le sujet en état de mort encéphalique est légalement mort, il est, physiologiquement parlant, en état de mort prévisible / imminente. Les acteurs de la transplantation ne parlent pas plus de cela que de la corde du pendu. A la place de la corde du pendu, on parle de la beauté du don. Dans l'absolu, cela n'est ni un mal ni un bien, mais demande à être débattu, géré, et non passé sous silence.
Si on regarde côté greffé, là encore la réalité est un peu moins reluisante que ce qui est décrit comme un miracle de la médecine moderne : pour continuer à vivre, le greffé a dû profiter de la mort de quelqu'un (bien ou mal, il faut vivre avec cette étrange réalité), d'autre part côté post-op il y a tout de même quelques effets secondaires, pour le moins : risque de diabète, de cancer, de rejet, système immunitaire obéré par une très lourde médicamentation ... La durée de vie moyenne d'un organe transplanté, dans le cas d'un organe provenant d'un donneur en état de mort encéphalique, serait de 10 ans. Ce chiffre, que j'ai lu dans la presse, est sans doute à relativiser (il peut s'agir de plus, de moins, cela dépend aussi de l'organe greffé, etc.). Mais l'idée est qu'une greffe d'organe ne "sauve" pas une vie dans l'absolu, comme si elle gommait purement et simplement le problème posé par l'organe défectueux, grâce à un habile "couper-coller"("cut and paste") du chirurgien réalisant la greffe.
Le but de la greffe est d'améliorer la qualité de vie, comme par exemple lorsque le patient a un nouveau rein et ne doit plus subir l'enfer des dialyses, et, sans que la greffe ait le pouvoir de "sauver" la vie dans l'absolu, elle prend le relais pour éviter la mort, ce qui permet soit un nouveau souffle (qui durera ce qu'il durera), soit d'attendre que la médecine ait fait d'autres progrès qui apporteraient une autre solution... La greffe constituerait alors une solution-relai, en attendant une nouvelle thérapie. A ce sujet, lire l'article dans le Blog des News : "UK (London): girl's heart restarted after ten years".
Un(e) mort(e) qui sauve des vies tandis que les familles de donneurs surmontent leur deuil grâce à la catharsis du don - voilà une réalité un tout petit peu transfigurée ... Or nous pensons qu'une approche réaliste - i.e. au plus près des réalités de la transplantation - aiderait les familles confrontées au don d'organes (et tout usager de la santé) à faire un choix plus éclairé. C'est ce choix éclairé, et lui seul, qui permettra aux familles confrontées au don d'organes de vivre leur deuil dans des conditions humaines - et ce quel qu'ait été le choix de ces familles (acceptation ou opposition au prélèvement d'organes de leur proche).
Il est intéressant de noter que dans le livre "Faire son deuil, vivre un chagrin" de Manu Kreise (un guide pour les proches et pour les professionnels, ouvrage de référence dans le milieu médical et paramédical), il y a bien un chapitre sur "les pertes non reconnues" (chapitre 8, p. 130 et suivantes), où il est bien dit que "la non-reconnaissance du chagrin suscite des problèmes supplémentaires", mais on n'y parle pas des familles confrontées au don d'organes. Dans ce chapitre sont évoqués le sida, les relations extra-conjugales, les maladies mentales,... Mais mon édition date de 2000. Ce livre a été réédité en 2005, ce problème aura-t-il été traité ?...
Je souhaite vous offrir ce Blog comme un lieu d'échange et d'expression, plus particulièrement pour les familles et proches, amis, etc. - autour de tous les problèmes soulevés par la pratique de la transplantation. Vous êtes médecin, infirmière, chirurgien(-ne), pour ou contre le don d'organes, vous avez déjà été confronté(e) à cette épreuve ou non, vous vous retrouvez brutalement confronté(e) à cette question du don d'organes (voir le témoignage d'Anne), vous-même ou l'un de vos proches / parents avez subi une greffe (Donneur vivant ? Donneur en état de mort encéphalique ?) ... Cet espace est à vous !
Pour ceux qui lisent l'anglais, je vous invite aussi à aller visiter le site :
==> "My little corner of the world"
(témoignage de mère ayant accepté le don des organes de son fils)
"Our little corner of the world", "My little corner of the world"...
Je n'ai fait là que tracer un chemin, sur lequel j'espère vous rejoindre. Je vous laisse la parole et je garde l'écoute !
==> Ajout du 24/05/2006 :
Un commentaire concernant le documentaire réalisé par Michael Hughes, diffusé sur TF1 mardi 23 mai, à 22h35, inaugurant une série de "documentaires événementiels de l'exceptionnel", retraçant la première mondiale de la greffe de visage : "Isabelle Dinoire, première femme greffée du visage" :
la famille de la donneuse, bien que remerciée à plusieurs reprises pour sa "générosité" et son "courage", n'a pas eu l'occasion d'apparaître, ni de s'exprimer dans ce documentaire-reportage. Elle n'est jamais visible, condamnée qu'elle est, en quelque sorte, à garder pour elle, à cause du principe du strict anonymat qu'il convient de respecter (quel anonymat ? L'identité de la jeune femme greffée a bien été révélée) sa douleur et ses questions.
Certes les chirurgiens ont bien spécifié qu'il s'agissait là d'une première mondiale, dont personne ne peut prédire l'issue, ce dont la patiente, Isabelle Dinoire, a été précisément informée en temps utile. On ne pourra donc taxer personne de malhonnêteté dans l'affaire. Mais on peut se demander si les acteurs qui ont joué un rôle dans cette transplantation se sont assuré que la famille de la donneuse bénéficiera, tout comme la patiente greffée, d'un soutien et d'un suivi psychologique. Ce point n'a pas été abordé dans ce documentaire. Comme s'il convenait de gommer les souffrances et les questions de la famille de la donneuse décédée, pour mettre en avant les prouesses chirurgicales indéniables et l'admirable travail accompli, le tout au service de la réalisation et du suivi de cette première mondiale.