Ikigami, késako ??L'axe de réflexion franco-japonais sur les normes sociétales imposées, au Japon comme en France, prend ses marques ... Pour commencer, l'interview de Motorô Mase, auteur du Manga japonais Ikigami (traduction en japonais de l'interview en cours), ensuite, un livre, écrit à quatre mains (une Japonaise et une Française) ...
"Ikigami : un thriller d'anticipation où l'émotion suscitée se heurte à la terreur de cette société à la fois extrêmement proche de la nôtre et parfaitement aliénée par l'idéologie."
En ces temps de "bataille de Fukushima" (et où le peuple japonais éprouvé se cherche des héros), de reconstruction de villages nippons du Nord-Est du pays frappés par le tsunami du 11/03/2011, "Ikigami", cela nous parle ... Cette BD Manga de Motorô Mase : "Ikigami. Préavis de mort" (un "thriller d’anticipation sociale terrifiant de réalisme") montre que la société fonctionne, mais que, prix de ce fonctionnement, elle a dû faire des compromis ou impasses sur l’éthique (déontologie), jouer avec la vie des gens en construisant des centrales nucléaires en pleine zone à fort risque sismique ...
Le Manga "Ikigami" met en scène une loi et ses conséquences au quotidien : la loi pour la prospérité nationale, qui est présentée comme un don de vie. Dans le pays où cette loi a été votée, tous les enfants sont vaccinés à leur entrée à l'école. Mais un vaccin sur mille contient une micro-capsule qui explosera entre l'âge de 18 et 24 ans, causant la mort de la jeune personne. Cette loi a été jugée comme étant le moyen le plus efficace de faire prendre conscience à la population de la valeur de la vie. Le discours public répète que grâce à cette loi le PNB et la natalité sont à un niveau optimal, tandis que la criminalité a régressé. Le prix de cette prospérité est a priori accepté, sinon connu, de tous : un jeune sur mille doit mourir pour le bien de la nation. L'idéologie du "un pour tous" prime sur celle du "tous pour un". Ce sacrifice imposé à l'individu au nom de l'Etat est reconnu d'utilité publique. Recevoir l'Ikigami constitue donc le dernier des honneurs : un jeune sur mille a l'honneur de mourir pour le bien de tous.
Style "Kawaii" (photos) et code d'honneur du Samouraï, deux extrêmes dans une société ... de l'extrême ...
"Ikigami" : Monsieur Fujimoto, livreur de "préavis de décès"
Monsieur Fujimoto est un jeune fonctionnaire qui a reçu pour mission de délivrer dans sa circonscription l'Ikigami, le préavis de décès annonçant qu'il ne reste plus que 24 heures avant explosion de la capsule. En suivant de près ou de loin le sort des jeunes hommes et femmes à qui il vient annoncer une mort imminente, il en vient à se poser des questions interdites sur la légitimité de cette "loi pour la Prospérité Nationale".
Dans le premier tome de ce manga en 8 livres (il y aura bientôt une suite ...), on découvre les rouages de l'administration entourant l'Ikigami, ainsi que la théorie politique derrière la Loi de Prospérité Nationale. Les deux victimes de la Loi sont un jeune homme qui tente de se relever après des années de brimades à l'école, et un chanteur de pop qui a abandonné ce qui comptait le plus pour lui dans l'espoir d'atteindre la gloire plus vite. Dans le deuxième tome, le fonctionnaire Fujimoto continue de réfléchir au sens de son travail de livreur d'Ikigami, tandis que deux nouvelles jeunes personnes apprennent leur mort prochaine : une jeune femme plongée dans la solitude par un petit ami trop ambitieux, et un garçon qui doit annoncer à sa vieille patiente que, pour la seconde fois, la nation réclame la vie de l'homme qu'elle aime. La première fois, cette vieille patiente était jeune mère de famille, son mari partait à une guerre dont il n'est jamais revenu. La seconde fois, c'est une vieille femme qui refuse de marcher et de s'alimenter, sans qu'aucun des soignants de la maison de retraite où elle coule des jours malheureux n'y puisse rien changer. Une nouvelle recrue, maladroite et incompétente, va pourtant faire des miracles auprès de cette dame qui se laisse mourir. Les deux se sont trouvés. La jeune recrue maladroite et sans cesse gourmandée par ses supérieurs retrouve sa grand-mère bien aimée, trop tôt disparue dans un contexte familial très difficile, et la veille dame revoit son jeune mari partant à la guerre. Vous devinez la suite : la jeune recrue reçoit l'Ikigami, mais dans les 24 heures qui lui restent ce garçon fera tout pour aider sa "grand-mère" bien aimée à retrouver le goût de la vie ... Dans le tome 3, le fonctionnaire Fujimoto semble avoir accepté sa situation et ses supérieurs le trouvent de plus en plus discipliné, mais en réalité, il se pose toujours plus de questions sur la légitimité de la loi. Cette fois, il doit livrer l'Ikigami au fils d'une politicienne qui base sa campagne sur le renforcement de la loi de prospérité nationale, et aide une autre jeune victime à cacher la vérité à sa soeur aveugle. C'est grâce au don des cornées de son frère à sa mort que la soeur retrouvera la vue. Mais ce don est particulier : la soeur ayant pressenti ce don dans le contexte d'un décès lié à l'Ikigami, elle l'avait refusé. Tout le personnel hospitalier et les autres patients de l'hôpital vont donc jouer une incroyable comédie à la soeur : le temps est avancé d'une heure ! Mais cela, la jeune patiente aveugle en attente d'un don de cornées ne doit le savoir à aucun prix. Voyant son frère toujours vivant à ses côtés alors qu'elle croyait que l'heure fatidique avait sonné, elle se laisse emmener au bloc pour recevoir les cornées d'un donneur anonyme. La vérité, elle l'apprendra bien sûr, mais aura déjà retrouvé la vue. Désormais elle n'aura plus qu'un but : vivre et voir pour son frère qui a été si généreux... Dans le volume 4, un jeune élève qui connaît des problèmes familiaux accule par jeu un professeur honnête, bienveillant et dévoué à ses élèves au renvoi, avant de recevoir l'Ikigami. Fujimoto doit livrer ce même Ikigami à une toute (trop ?) jeune maman, qui vit avec celui qu'elle aime ... moins mais dont elle a eu un enfant : cette petite fille si touchante qui illumine ses jours, tandis que le bien-aimé semble être devenu "un idiot irresponsable, cribilé de dettes", ce que lui reprochent ses parents, ainsi que d'être une "fille-mère" : "Un enfant avant 24 ans ! Et si l'Ikigami était pour toi ?", dit la mère ...
Le volume 5 met en scène la vie au lycée : la jeunesse porte en elle une énergie débordante, qui permet d'accomplir de grandes choses, et même de se soulever contre un statu quo inacceptable. Mais c'est aussi une période à laquelle on a plus que jamais besoin de l'approbation du groupe, et c'est dans ce terreau que se développe le fascisme. Entre un graffeur poussé par le désespoir à dénoncer la loi et une classe de lycéens où sévit la délation et l'intégrisme, Fujimoto a de plus en plus de mal à garder ses opinions secrètes. Dans le volume 6, à force de partager ses questionnements avec ses collègues, Fujimoto se retrouve forcé de prouver sa loyauté, au prix d’un terrible sacrifice : il dénonce celle qu'il aime. Mais quand un jeune journaliste décidé à combattre pour la liberté de la presse reçoit l’Ikigami, la situation s’emballe et jette le jeune fonctionnaire au cœur d’un affrontement idéologique mortel, dont il ne ressortira pas indemne. Une jeune bloggeuse en pleine déconfiture professionnelle sera tirée d'affaire par un jeune lecteur qui postait des commentaires sur son blog, dont celui-ci : "Je viens de recevoir l'Ikigami"... Extrême ? C'est que le Japon est le pays de l'extrême ... Ces situations existent dans une société où la pression est maximale à tout instant, dans tous les domaines, pour atteindre ... la norme ... une norme qui met pourtant la barre très haut, il ne s'agit pas de nivellement par le bas ... Des enfants parfaits, un mari riche, une femme belle à tous âges et à tout instant, une famille et une société où doit régner l'harmonie, de gré ou de force ... Imaginez "desperate housewives" au Japon ... La société qui apparaît dans "Ikigami" ne serait pas si éloignée que cela d'un Japon qui se met la pression, à l'extrême ...
Ma collègue Yuki Nagashima, musicienne flûtiste habitant à Tokyo, concertiste internationale dont la spécialité est de construire des ponts entre deux mondes (lire), est venue à Paris pour travailler avec moi ... Bientôt deux ans que nous effectuons toutes deux le même travail dans deux domaines différents : elle dans celui de la musique ; moi dans celui de la médecine ... Il était donc logique pour nous de travailler ... en duo ...
Le sujet d’"Ikigami", c’est la violence faite à l’individu pour qu’il entre dans la Norme. Même si cette norme est absurde, à l’image du monde de l’écrivain Kafka … Pour exister, il faut obéir, et obéir, c’est faire comme les autres. Casser les individus pour qu’ils entrent dans une norme … Imposée par qui et pourquoi ? Suicide de collégiens ou de lycéens victimes de violences de la part d’autres élèves, sans que quiconque soit intervenu à temps (enseignant, surveillant, parent), par peur d'avoir des ennuis, d'être mal vu des autres, de déranger, d'être "impoli" … Même à l’école primaire, il arrive que des élèves se suicident … Voilà qui passe au journal télévisé au Japon, régulièrement hélas …
Toujours cette question, au fil d’"Ikigami" : pourquoi ce culte de la Norme, quelles conséquences ? Une société lisse, normée, voilà ce que viserait à garantir la "loi de prospérité nationale" ? Est-ce que cela marche vraiment ? Cela peut-il marcher ? Si oui, est-ce vraiment le meilleur des mondes ? Ou le pire des cauchemars ?
Catherine Coste, auteur du blog "éthique et transplantation d'organes" : De mon côté, je m'interroge sur cette Norme du Don : le don d'organes, c'est la norme, voilà le message sociétal européen ... Le don d'organes : norme ou transgression ? La réponse varie selon les pays, le discours sociétal, les religions, etc. Il est donc bien difficile de trancher, une fois pour toutes, de manière univoque et universelle ... Don ou sacrifice ? Comment le discours public sur le don d'organes est-il reçu dans les différents pays ?
Cela passe certes relativement bien en Europe, où le discours public, un peu biaisé, répète que le donneur d’organes est mort au préalable du prélèvement de ses organes, mais cela passe nettement moins bien dans les pays à religion musulmane (le Coran stipule que l'on doit être enterré entier), et dans les pays d’Asie et d’Inde où prédomine le concept religieux de réincarnation ...
Quelle est l'image du coordinateur ou de la coordinatrice des transplantations pour le grand public ? Au détour d'un couloir dans un grand Centre Hospitalier Universitaire de Paris, on entend des chirurgiens, commenter à mi-voix "le sale boulot" que font les coordinateurs des transplantations d’organes – ceux qui demandent aux familles l’autorisation de prélever les organes d’un proche mourant : "Ce boulot est tuant pour la personnalité !", tandis que le grand public imagine souvent l'infirmier ou l'infirmière chargée de coordonner les équipes de transplantation d'organes (prélèvement et greffe) comme un rouage anonyme, d'indispensables petites mains qui accomplissent des "miracles" sur le plan de la logistique, pour que le mort (ou mourant) saisisse le vif ... Un rouage anonyme, on ne peut s’empêcher de penser au livreur d’Ikigami (un préavis de décès), le jeune Monsieur Fujimoto … Lui aussi livre des préavis de décès, au profit de la nation – tout comme le don d’organes … Lui aussi se pose tout un tas de questions sur son travail, "tuant pour la personnalité" … Serait-ce à dire que la réalité rejoindrait ici la fiction, et réciproquement ?
Monsieur Fujimoto, jeune fonctionnaire livreur de l’Ikigami, ferait-il un bon coordinateur des transplantations d’organes ? Monsieur Fujimoto est-il là pour nous rappeler l’extraordinaire difficulté, voire l’impossibilité, de réfléchir sans pression idéologique ?
Guerres, énergie nucléaire, don d’organes : sans sacrifices, point de prospérité nationale ?
Ma collègue Yuki (dont vous savez déjà qu'elle déteste le style "Kawaii", c'est-à-dire mignon) et moi-même poursuivons notre dialogue sur le Japon et la France d'aujourd'hui ... Notre éditeur réclame déjà une suite au livre que nous sommes en train d'achever ... mais il ne faut pas aller plus vite que la musique ...
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